Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/47

Cette page a été validée par deux contributeurs.
27
CHANT SIXIÈME

Je repris ainsi : « Ô mon maître ! apprends-moi ce qu’est cette fortune que tu viens de nommer. Qu’est-elle donc pour tenir si fortement dans sa main les biens de la terre ? »

Il répondit : « Ô créatures insensées ! quelle est votre ignorance ! Je veux t’alimenter de ma sentence. Celui dont la science est universelle a créé les cieux et les moteurs qui les conduisent. Par l’effet d’une distribution égale de la lumière, chaque partie des cieux est visible pour la partie de la terre qui lui correspond. Le même souverain a commis aussi à une intelligence régulatrice le soin des biens de ce monde : c’est elle qui, de temps en temps, fait passer ces biens périssables d’une famille à une autre famille, d’une nation à une autre nation, sans que la prudence humaine puisse y apporter le moindre obstacle.

Voilà pourquoi un peuple commande et l’autre dégénère, au gré de cette volonté capricieuse, dont la volonté est cachée comme un serpent sous l’herbe. Votre savoir est vainement opposé à cette intelligence : elle pourvoit à son propre ministère, juge, ordonne, comme font les autres intelligences créées de Dieu. Ses changements n’ont pas d’intermittence ; la nécessité la contraint à un mouvement qui l’emporte dans une précipitation continuelle ; telle est celle que maudissent souvent ceux qui devraient la bénir, et qui l’accusent à tort. Mais elle poursuit sa course heureuse, et n’entend pas ces plaintes. Joyeuse, ainsi que les autres créatures d’un ordre supérieur, elle imprime le mouvement à sa sphère, et jouit glorieusement de sa béatitude.

« Maintenant, descendons vers des tourments plus affreux. Les étoiles, qui montaient quand je suis arrivé prés de toi, commencent à s’abaisser, et nous défendent de trop tarder à nous avancer. »

Nous achevâmes de traverser le cercle ; nous trouvâmes ensuite une source bouillonnante, et dont l’eau, plutôt noire que perse, tombait dans un fossé qu’elle avait creusé. En côtoyant le bord de l’onde ténébreuse, nous entrâmes dans un chemin encore plus âpre et plus terrible. Ce ruisseau funeste, quand il est arrivé au pied des côtes impures de cette enceinte, forme un étang qu’on appelle Styx.

J’attendais impatiemment le spectacle qui allait s’offrir à mes yeux, et j’aperçus des âmes nues plongées dans la fange. Je remarquai leurs traits irrités : elles se frappaient, non pas seulement avec les mains, mais avec la tête, avec la poitrine, et se déchiquetaient de leurs dents meurtrières.

« Voilà, me dit mon maître, les âmes de ceux qui s’adonnèrent à la