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L’ENFER

La bête formidable tomba à terre, comme les voiles tombent renversées, lorsque le mât éclate et se rompt. Nous atteignîmes facilement la quatrième cavité, en nous enfonçant davantage dans l’entonnoir infernal qui engouffre les crimes de l’univers. Ô justice de Dieu ! qui pourrait décrire le tableau de nouveaux tourments qui se déroula devant mes yeux ? Pourquoi nos crimes provoquent-ils tant de supplices ? Les damnés de cette enceinte, en se rencontrant dans cette danse effroyable, se choquaient avec violence, comme les ondes amenées par des courants opposés se heurtent avec fracas, près de l’écueil de Charybde. Je distinguai alors une foule d’ombres qui portaient péniblement des fardeaux énormes, en poussant des hurlements de douleur. Elles se frappaient l’une l’autre, et se criaient mutuellement : « Pourquoi retiens-tu sans cesse, et toi, pourquoi jettes-tu ? » Les âmes tournaient ainsi, en se partageant entre elles l’enceinte obscure, et en se répétant leur refrain honteux ; et, quand elles avaient parcouru la moitié du cercle qui leur était réservé, elles retournaient précipitamment se heurter à l’impitoyable combat. Mon cœur était ému de compassion. Je dis à mon maître : « Quels sont ces infortunés ? Parmi ceux que je vois à notre gauche, ont-ils été clercs ceux qui en portent le signe ? » Il me répondit : « Ceux-ci ont été si chauves d’esprit que, dans la première vie, ils n’ont pas su user de leur fortune avec mesure. Tu comprends assez ce que ces esprits ont été, si tu entends ce que leur voix aboie, quand ils sont arrivés à la moitié de leur course, où un vice différent les sépare. Ils ont été clercs, ceux à qui tu vois la tonsure ; ce sont des papes et des cardinaux, qu’une excessive avarice a dominés.

— Mais apprends-moi, ô mon maître, dis-je alors, ne pourrais-je pas reconnaître quelques-uns de ceux qui se souillèrent de tels vices ? — Non, me dit-il, renonce à cette pensée : la vie sordide qu’ils ont menée les a rendus si difformes, qu’il n’est aucun moyen de retrouver leurs traits. C’est à ces deux heurts sans fin qu’ils sont condamnés. Ceux-ci sortiront de leurs tombeaux le poing fermé ; ceux-là dépouillés de leur chevelure : pour avoir mal donné et mal tenu, ils perdent le séjour de la gloire céleste, et sont entraînés à ce combat éternel. Je ne dépense pas plus de paroles pour te prouver combien il est terrible. Juge donc, mon fils, quelle est la frivolité de ces biens que donne la fortune, et que les mortels cherchent à s’arracher : tout l’or que l’on a vu ou que l’on voit sur la terre ne pourrait pas donner un instant de relâche aux peines cuisantes de ces malheureux. »