Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
L’ENFER

lerais avec plaisir à ces deux ombres qui volent ensemble et qui s’abandonnent au vent, dans leur course légère. — Attends, reprit-il, qu’elles soient arrivées plus près de toi, et prie-les, au nom de l’amour qui les tient encore unies, de s’arrêter un moment. Elles viendront à nous. » Lorsque le vent les dirigea de notre côté, j’élevai la voix et leur parlai ainsi : « Ô âmes infortunées, venez vous entretenir avec nous, si aucun obstacle ne s’y oppose ! » Telles que des colombes appelées à leur nid, objet de leur tendre affection, sillonnent l’air d’un vol rapide, les deux âmes, tant notre invitation affectueuse eut de force, quittent la foule où se trouvait Didon, et accourent vers nous à travers la tempête. L’une d’elles me dit : « Nous te saluons, être gracieux et bienveillant qui viens nous visiter dans cet air de ténèbres, nous qui avons teint le monde de notre sang. Si le roi de l’univers nous était favorable, nous le conjurerions de t’accorder des jours de paix, puisque tu as quelque pitié de nos maux éternels. Pendant que le vent se tait, comme à présent, nous écouterons ce que tu vas dire, et nous répondrons à tes demandes. La contrée qui m’a vue naître est voisine de la mer où descend le Pô, fatigué du tribut des diverses eaux qu’il a reçues dans son sein. L’amour, qui enflamme si vite une âme noble, rendit celui que tu vois près de moi passionné pour ces charmes séduisants qui me furent si cruellement enlevés (le souvenir de cette barbarie oppresse mon cœur). L’amour, qui ne dispense de l’amour aucun objet aimé, m’enivra d’une tendresse si vive qu’elle ne m’a pas encore abandonné. L’amour nous entraîna tous deux à la même mort. Le lieu où Caïn est tourmenté attend le monstre qui nous arracha le jour. »

L’ombre acheva de parler. À ces mots déchirants, touché d’une vive douleur, je baissais les yeux. Mon guide me dit : « Que fais-tu ? — Hélas ! répondis-je, combien de douces pensées et de désirs brûlants ont dû les conduire au terme de la vie ! » Je me retournai ensuite vers les deux âmes, et je dis : « Françoise, ton supplice excite la douleur et la pitié ; mais écoute encore : au temps de vos doux soupirs, quand et comment connûtes-vous la tendre intelligence de vos cœurs ? » L’âme répondit ainsi : « Il n’est pas de peine plus vive que de se rappeler, dans le malheur, les jours de la félicité ; c’est une vérité enseignée par ton maître.

« Puisque tu veux connaître la première source de notre amour, tu vas m’entendre pleurer et parler à la fois. Nous lisions un jour, pour nous distraire, l’histoire des amours de Lancelot. Nous étions seuls, sans aucune défiance. Plusieurs fois cette lecture nous arracha des larmes et nous fit