Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frivoles plaisirs ne l’eussent taché, comme le sang de Pyrame souilla le fruit du mûrier, à la seule vue de l’arbre et à l’aide de tant de circonstances, tu aurais connu la justice de Dieu, qui vous a défendu d’en cueillir les fruits.

« Mais puisque ton intelligence est devenue toute de pierre et que tu es sali par le péché, au point que l’éclat de mes révélations t’éblouit, je veux, par le motif qui fait rapporter aux pèlerins un bourdon ceint de palmes bénites, que tu conserves mes paroles, sinon écrites, au moins profondément gravées dans ta mémoire. »

Je répondis : « Vos paroles sont fortement arrêtées dans mon souvenir, comme l’empreinte est fidèlement conservée par la cire : mais pourquoi ces paroles, qui me sont si chères, s’élancent-elles au delà de mon intelligence ? Plus je fais d’efforts pour les comprendre, plus elles s’y dérobent. »

« C’est, reprit Béatrix, afin que tu connaisses l’école que tu as suivie, que tu puisses apprécier combien peu elle s’accorde avec mes préceptes, et qu’enfin tu voies que votre doctrine s’éloigne de celle de Dieu, autant que la terre est distante du ciel qui se meut le plus rapidement. »

Et moi à elle : « Je ne me souviens pas de m’être jamais écarté de vos sentiments, et ma conscience ne me reproche rien. »

« C’est parce que tu ne peux pas t’en souvenir, reprit-elle en souriant ; rappelle-toi que tu as bu des eaux du Léthé ; et de même que la fumée annonce la présence du feu, de même on peut conclure de cet oubli que tu es coupable de t’être livré à d’autres désirs. Mes paroles désormais seront aussi claires qu’il sera nécessaire de les rendre pour ta vue grossière. »

Le soleil plus brillant, et marchant plus lentement, parcourait le cercle du méridien, qui n’est pas le même pour toutes les régions, quand les sept femmes, là où finissait l’ombre de la forêt, semblable à celle que les Alpes répandent sous leurs feuilles vertes et sous leurs rameaux touffus souvent frappés par le vent du nord, s’arrêtèrent comme s’arrête une escorte, si elle trouve sous ses pas un spectacle nouveau : il me sembla que devant elles l’Euphrate et le Tigre coulaient d’une fontaine, et que ces fleuves amis paraissaient se quitter paresseux et à regret.

Je parlai ainsi : « Ô lumière, ô gloire de la nation humaine ! quelle est cette eau qui part de la même source, et suit des cours différents ? »

On me répondit : « Interroge Mathilde. »

La belle vierge reprit comme celui qui se disculpe d’une faute : « Je l’ai déjà instruit sur ce point et sur d’autres, et je suis sûre que l’eau du Léthé ne lui a pas fait oublier mes leçons. »