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le même air altier, elle commença ainsi, telle que celui qui, en parlant, réserve, pour la fin de son discours, les invectives les plus fortes : « Regarde-moi bien, suis-je bien, oui, suis-je bien Béatrix ? Comment as-tu donc daigné gravir la montagne ? ne savais-tu pas qu’ici l’homme est heureux ? »

À ces mots, mes yeux se baissèrent sur l’onde pure ; mais y reconnaissant ma confusion, je les reportai sur l’herbe, tant la honte avait abattu mon visage. Béatrix me parut insultante, comme une mère paraît l’être pour son fils, quand il trouve une saveur amère aux reproches d’une tendresse acerbe. La femme sainte cessa de parler, et les anges chantèrent aussitôt : « Seigneur, j’ai espéré en toi. » Mais ils ne passèrent pas la strophe où il est dit : « Tu as placé mes pieds. »

De même que la neige qui couvre les montagnes ombragées de l’Italie, se congèle, endurcie par les aquilons que vomit l’Esclavonie, et ensuite après s’être amollie au premier souffle du vent venu de la terre qui n’a pas d’ombre contre le soleil, se fond comme la cire est fondue par le feu ; de même je ne pus verser des larmes et pousser des soupirs avant que les êtres dont les âmes sont en harmonie avec les chants des sphères éternelles eussent fait entendre leur douce mélodie : mais quand leurs voix suaves eurent compati à ma douleur, plus que si elles avaient dit : « Femme, pourquoi le maltraites-tu ainsi ? » la glace qui enchaînait mon cœur se fondit en un torrent de pleurs et de gémissements dont furent inondés mes yeux et ma bouche.

Cependant Béatrix, immobile sur la partie droite du char, adressa ces paroles aux saintes substances : « Vous veillez dans la divine lumière ; le cours des siècles ne vous est dérobé ni par le sommeil, ni par l’ignorance ; aussi j’expliquerai mieux ma réponse, non pas pour vous, mais pour celui-là qui pleure de l’autre côté du fleuve, afin que sa douleur soit mesurée sur sa faute. Ce coupable, non seulement par l’influence des sphères qui donne une impulsion à chaque chose naissante, selon que dominent les étoiles bienfaisantes ou maléfiques, mais par l’abondance des grâces divines, qui, en descendant sur nous, élèvent des vapeurs qu’on ne peut suivre des yeux, fut, dans son jeune âge, tellement disposé par des vertus reçues de Dieu et des cieux, que toute bonne habitude aurait produit en lui de merveilleux effets : mais le terrain mal semé et mal cultivé devient d’autant plus sauvage, qu’il a plus de force et de sève. Je soutins ce coupable quelque temps par mes regards, en lui montrant mon visage enfantin ; je le conduisis dans