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CHANT QUATRIÈME

maintenant si épouvanté toi-même, comment pourrais-je te suivre ? » Mon guide me répondit : « Les angoisses cruelles de tant de malheureux plongés dans cette enceinte de larmes impriment sur mon visage une compassion que tu prends pour de la crainte. Allons, la longueur du chemin ne nous permet pas de différer davantage. » Alors il entra et me fit entrer avec lui dans le premier cercle qui environne l’abîme. Là, autant que je pus m’en convaincre, en prêtant attentivement l’oreille, on n’entendait pas des plaintes ; mais des soupirs agitaient l’air de la prison éternelle, parce qu’une foule d’hommes, de femmes et d’enfants y éprouvaient une douleur de l’âme sans tourment. « Eh bien, me dit mon généreux maître, tu ne demandes pas quels sont ces esprits que tu vois ; apprends, avant d’avancer encore, que ces ombres n’ont pas péché. Mais il ne suffit pas qu’elles aient eu des mérites, puisqu’elles n’ont pas reçu le baptême, porte de la foi dans laquelle tu as été élevé. Si, parmi ces esprits, il en est qui vécurent avant la venue de Jésus-Christ, ils sont ici, parce qu’ils n’adorèrent pas Dieu d’une manière convenable. Je suis au nombre de ces derniers. C’est pour cette raison, et non pour aucun crime, que nous sommes relégués dans ce lieu, et notre infortune se borne à vivre encore dans le désir, sans conserver l’espérance. »

À ces mots, je fus saisi d’une vive douleur : je reconnus qu’une grande quantité de personnages d’une vertu éminente devaient voir dans ces Limbes leur sort encore suspendu. Alors je pariai ainsi, pour me confirmer dans cette foi qui triomphe de toutes les erreurs : « Dis-moi, ô maître, dis-moi, ô seigneur, le mérite de quelques-unes de ces ombres, ou celui de quelque intercesseur, les peut-il faire sortir de ce lieu pour les conduire à la gloire du ciel ? » Le sage Romain, entendant ces paroles discrètes, me répondit :

« Il y avait peu de temps que j’étais arrivé dans ces Limbes, quand j’y vis descendre un être puissant, couronné de tous les signes de la victoire. Il en fit sortir notre premier père, Abel son fils, Noé, Moïse à la fois législateur et obéissant, le patriarche Abraham, le roi David, Israël, son père, et ses enfants, Rachel pour qui Israël fit tant de sacrifices, beaucoup d’autres enfin, et il les emmena dans le séjour de la béatitude. Je t’apprendrai en même temps qu’avant eux aucun homme n’avait été sauvé. »

Virgile continuait de parler. Nous marchions en traversant une forêt remplie d’une foule d’ombres diverses. Nous n’étions pas parvenus à une grande distance de l’entrée de l’abîme, quand j’aperçus une lueur qui avait vaincu l’hémisphère des ténèbres. Je vis bientôt qu’un peuple d’hommes