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CHANT NEUVIÈME

lumière que je prends pour guide en entrant dans cette nouvelle enceinte, tu nous conduis sans nous égarer, tu réchauffes le monde, tu lui dispenses l’éclat de ta splendeur : tes rayons doivent me maintenir dans le sentier véritable, si quelque raison n’y met obstacle. »

Nous avions parcouru l’espace d’un mille avec une grande légèreté, tant notre volonté avait de force. Nous entendîmes, sans les voir, voler vers nous quelques-uns de ces esprits qui sont appelés au banquet de charité et d’amour. La première voix qui passa en volant dit : Ils n’ont pas de vin, et elle répéta ces paroles, après s’être éloignée. On l’entendait encore, quand une autre voix survint et passa promptement en criant : Je suis Oreste. — « Ô mon père, dis-je, quelles sont ces voix ? » Comme je parlais ainsi, une troisième dit : Aimez ceux qui vous ont fait du mal.

Mon bon maître reprit : « Ce cercle retient les coupables qui ont commis le péché d’envie. La charité agite les cordes du fouet qui les châtie. Le frein qui les gourmande retentit d’un son tout contraire. Tu l’entendras, je crois, avant d’arriver au degré où ce crime se pardonne. Mais porte ici tes yeux, et tu verras des âmes assises devant nous le long du rocher. » J’obéis, et j’aperçus en effet des ombres couvertes de manteaux de la même couleur que la pierre. À peine fûmes-nous un peu plus avancés, que j’entendis crier : « Marie, prie pour nous ; Michel, Pierre, et tous les Saints, priez pour nous. »

Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre un homme assez dur pour n’être pas ému de compassion au spectacle qui s’offrit à mes yeux. Quand je fus arrivé près de ces âmes, dont tous les mouvements ne m’étaient plus dérobés, mes yeux se baignèrent de larmes. Ces ombres me paraissaient couvertes d’un vil cilice ; chacune d’elles appuyait sa tête sur les épaules de l’ombre voisine, et toutes se soutenaient contre le rocher ; tels les aveugles qui demandent du pain sont placés à la porte des maisons de pardon, en appuyant la tête l’un sur l’autre. Pour exciter la compassion, je vais m’expliquer autrement que par des paroles : je veux offrir au sens de la vue, qui comprend plus facilement, ces infortunés tels qu’ils étaient devant moi.

De même que les aveugles sont privés de la lumière du soleil, de même ces ombres sont privées de la lumière du ciel. Toutes ont les yeux cousus avec un fil de fer semblable à celui qui ferme les yeux de l’épervier sauvage, pour qu’il demeure tranquille. Il me semblait que c’était commettre un outrage de voir ainsi sans être vu ; aussi me tournai-je vers mon sage