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CHANT TRENTE-QUATRIÈME

plaindre. L’autre, qui paraît si remarquable par son embonpoint, est Cassius. Mais la nuit commence, il faut partir ; nous avons tout vu. »

Suivant l’ordre de mon guide, je l’embrassai étroitement : alors il choisit le lieu et l’instant favorables ; et, profitant d’un moment où les ailes étaient déployées, il s’attacha aux côtes velues du monstre : il descendit ensuite de flocons en flocons entre son épaisse toison et les glaçons amoncelés.

Lorsque nous fûmes arrivés à la hauteur des hanches du Démon, mon guide se tourna avec peine et avec effort ; il plaça, en se renversant, sa tête où il avait les pieds, et s’accrocha comme un homme qui est dans l’action de monter, aux flancs poilus du rebelle : aussi pensai-je que nous retournions une autre fois en enfer. « Tiens-toi bien, me dit le maître, harassé de fatigue, c’est par de tels échelons qu’on s’éloigne de la région des plaintes éternelles. » Il sortit ensuite par la fente d’un rocher, me fit asseoir sur le bord, puis avec prudence il se plaça près de moi. Je ramenai mes yeux sur Lucifer, croyant le retrouver comme je l’avais laissé ; mais je le vis, les jambes tournées en haut. Que le peuple grossier, qui ne devine pas le point où j’étais passé, imagine combien je fus effrayé : « Lève-toi, dit mon maître, la route est longue, le chemin est pénible : nous sommes arrivés à la huitième heure du jour. » La voie que nous parcourions n’était pas une de ces voies qui conduisent aux palais, mais un sol rocailleux, âpre et ténébreux. « Avant de sortir de cet abîme, dis-je au maître quand je fus levé, tire-moi de mon erreur. Où est l’étang de glace ? pourquoi Lucifer est-il ainsi renversé ? et comment en si peu de temps le soleil est-il venu remplacer la nuit ? »

Et lui à moi : « Tu crois être encore vers l’autre côté du pont où je m’attachai aux poils du serpent qui occupe la cavité placée au milieu du Monde : en effet, il en était ainsi tant que je descendais : mais quand je me suis tourné, tu as passé le point qui est le centre de gravité. Tu es sous l’hémisphère opposé à celui qui couvre la Terre et ses déserts, et sous lequel mourut l’homme qui naquit et vécut sans péché. Tu as les pieds sur le cercle qui est opposé au cercle de Judas : ici le soleil nous éclaire, parce qu’il est caché pour ceux qui sont sous nos pieds. Le monstre, dont les poils me furent une échelle, est encore enfoncé là comme il était auparavant ; c’est dans cette position qu’il tomba du ciel. La terre qui s’étendait de ce côté que le corps immense du traître occupe aujourd’hui, se fit un voile, de la mer, par épouvante, et fuit vers notre hémisphère : peut-être en fuyant laissa-t-elle ce vide où nous nous trouvons, et alla-t-elle former cette montagne, pour éviter le voisinage du téméraire. »