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L’ENFER

Thèbes, accordez-moi votre généreuse assistance, et que mes chants s’élèvent à la hauteur du sujet. Ô race maudite de coupables, qui habitez ce lieu dont il est si difficile de présenter un tableau fidèle, que n’avez-vous été, dans le monde, des brebis et des chèvres !

Quand nous fûmes parvenus dans le puits obscur, plus bas que le sol où reposaient les pieds du géant, je considérai les hauts retranchements de l’abîme, et j’entendis qu’on me disait : « Prends garde à tes pas, évite de fouler aux pieds la tête des misérables accablés qui ont été tes frères. » Je me tournai, et je m’aperçus que je marchais sur un lac glacé qui ressemblait plutôt à un cristal qu’à un fleuve. Le Danube qui traverse l’Autriche, et le Tanaïs qui roule ses eaux sous un ciel encore plus rigoureux, n’entravent pas leur cours d’une enveloppe aussi épaisse. Les monts Tabernick et Pierra Pana s’écrouleraient sur ce lac, qu’on n’entendrait pas à sa surface le moindre craquement.

De même qu’on voit la grenouille qui coasse, la tête hors des marais, à l’époque de l’année où la villageoise pense à glaner, de même on voyait les ombres livides sous cet hiver éternel, plongées dans la glace jusqu’à cette partie du visage où se signale la honte, et imitant, en faisant craquer leurs dents, le bruit du bec de la cigogne. Elles avaient toute la tête renversée en avant ; le froid qu’elles éprouvaient et la douleur dont elles étaient pénétrées se manifestaient par ce choc de leurs dents et le gonflement de leurs yeux.

Quand j’eus observé quelque temps ce spectacle, je regardai à mes pieds, et je vis deux ombres qui se serraient si étroitement, que leurs chevelures étaient confondues. « Dites-moi ; qui êtes-vous, m’écriai-je, ô vous qui vous étreignez si fort ? » Ces ombres élevèrent la tête, mais leurs yeux étaient baignés de larmes qui, tombant sur leurs cils, y restèrent tout à coup condensées par la glace : bientôt elle rapprocha encore les deux coupables, en les resserrant ensemble visage contre visage : jamais un lien de fer n’a plus fortement tenu appliqué les bois contre le bois. La fureur des ombres fut telle, qu’elles s’entre-heurtèrent comme deux béliers.

Une autre âme, à qui le froid avait fait tomber les oreilles, et qui inclinait sa face humiliée, me dit : Pourquoi te mires-tu en nous ? veux-tu savoir qui sont ces deux esprits ? Ils naquirent, ainsi que leur père Albert, dans la vallée d’où descend le Bisenzio ; ils sont aussi fils de la même mère, et tu parcourras toute l’enceinte de Caïn avant de trouver une ombre qui ait plus mérité qu’eux d’être abreuvée de l’amertume du bouillon de glace.