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CHANT VINGT-QUATRIÈME

que ceux d’un homme vivant, ne pouvaient pénétrer à travers l’obscurité. Je dis à mon maître : « Allons à l’autre bord, et descendons le pont : d’ici j’entends et je ne comprends pas ; je vois et je ne distingue pas. — Pour toute réponse, reprit-il, je t’accorderai ce que tu désires. Il faut obéir en silence à une demande sage et discrète. »

Nous descendîmes le pont du côté où il va joindre la huitième vallée, et je vis son étendue tout entière. J’y aperçus une si grande quantité de serpents de toute espèce, que le souvenir de ce spectacle me glace d’épouvante.

Que la Libye et ses sables, que l’Éthiopie et les bords de la mer Rouge ne vantent plus leurs scorpions, leurs aspics, leurs cérastes, leurs hydres, leurs amphisbènes, ni toutes les pestilences qui y sont engendrées. Au milieu de cette confusion innombrable de reptiles, couraient des âmes nues et épouvantées, sans espérer un refuge ni le secours de l’héliotrope. Leurs mains étaient liées avec des serpents, qui, pour mieux les assujettir, enfonçaient leur queue et leur tête dans le flanc des coupables, et semblaient ne plus former qu’un corps avec eux. Tout à coup un de ces serpents piqua au cou un de ces infortunés, qui, en aussi peu de temps que la main figure un i ou un o, s’enflamma, se consuma et tomba réduit en cendres. Mais à peine fut-il consumé, que les cendres se rapprochèrent d’elles-mêmes sur le sol, et que le coupable redevint subitement ce qu’il était auparavant. C’est ainsi que de sages écrivains nous représentent mourant après cinq siècles, et renaissant de sa cendre, le phénix, qui ne s’est nourri ni d’herbes ni de plantes, mais de l’amomum et des pleurs de l’encens, et qui termine sa vie sur un lit embaumé de nard et de myrrhe odorante.

Le damné restait debout devant nous, tel que cet homme que l’on a vu succomber aux effets d’une constriction subite qui intercepte le cours des esprits vitaux, ou à la violence des démons dont la fureur l’entraîne, et qui s’est relevé ensuite de l’angoisse cruelle qu’il vient d’éprouver, jetant çà et là des regards hébétés, et poussant de profonds soupirs. Ô sévère justice de Dieu ! ta vengeance se signale donc par de tels coups ! Mon guide demanda au coupable qui il était. Il répondit : « Il y a peu de temps que je suis tombé, de Toscane, dans cette région d’effroi. Mulet obstiné que je fus, je préférai à la vie des hommes celle des brutes. Je suis Vanni Fucci, une bête. Pistoie me fut une digne tanière. — Prie-le, dis-je à mon maître, de s’arrêter ; demande-lui quelle est la faute qui l’a précipité dans