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CHANT VINGT-TROISIÈME

le langage toscan, cria derrière moi : « Arrêtez, vous qui courez si vite à travers l’air ténébreux ; et toi peut-être tu sauras de moi ce que tu demandes. — Eh bien, reprit mon guide, attends et règle tes pas sur les siens. » Je m’arrêtai, et je vis deux coupables qui montraient dans tous leurs regards un grand désir de s’entretenir avec moi ; mais ils étaient retardés par la voie étroite et courbés sous le fardeau énorme qui allongeait leur marche laborieuse. À peine arrivés, ils me regardèrent de leurs yeux louches, sans se parler ; ensuite il se dirent : « Celui-ci, au mouvement de sa bouche, paraît être vivant ; et s’ils sont morts, par quel privilège sont-ils exempts de gémir sous notre lourde étole ? » Ils continuèrent ainsi : « Toscan, qui es parvenu jusque dans le collège douloureux des hypocrites, ne dédaigne pas de dire qui tu es. »

Je répondis : « Je suis né sur les bords fleuris de l’Arno, dans la grande ville ; j’ai ici le corps que je n’ai jamais quitté : mais qui êtes-vous, vous-mêmes dont je vois les joues baignées de larmes ? quelle est donc la douleur qui étincelle dans vos yeux ? » Un d’eux parla en ces termes : « Ces chapes dorées sont d’un poids si épais que nos cœurs plient comme les balances sous des poids trop lourds : nous sommes natifs de Bologne, et nous fûmes Frères joyeux : je m’appelai Catalano, celui-là Loderingo. Ta ville nous donna l’autorité, parce qu’elle a coutume de choisir des hommes étrangers aux partis, et nous répondîmes à ses vœux, comme on le voit encore près de Gardingo. » Je repris à mon tour : « Ô frères ! vos mauvaises… » mais je n’achevai pas, parce que je vis un homme crucifié à terre, par trois pals : aussitôt qu’il m’aperçut, il se tordit sur lui-même en soufflant dans sa barbe, avec de profonds soupirs. Frère Catalano, qui le remarqua, s’écria : « Ce transpercé que tu regardes a dit aux Pharisiens qu’il fallait qu’un homme mourût pour le peuple : tu le vois couché nu, en travers sur le chemin ; et tous ceux qu’accablent ces poids énormes doivent, en passant, le fouler lentement sous leurs pieds. Le même supplice est réservé à son beau-père et à ceux du Conseil qui furent une mauvaise semence pour les Juifs. » Je vis alors Virgile s’étonner du supplice qu’endurait celui qui était si ignominieusement étendu en croix dans cet exil éternel. Mon maître dit ensuite au frère : « Vous est-il permis de m’apprendre si, à droite, il est quelque chemin par lequel il nous soit facile d’avancer, sans appeler des anges rebelles à venir nous guider dans ce lamentable empire ? Le frère répondit : « Plus près d’ici que tu ne l’espérais, s’élève un rocher qui, après avoir pris naissance au pied de la