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L’ENFER

là on introduit l’étoupe goudronnée dans les flancs entr’ouverts du vaisseau qui a fait plus d’un voyage ; l’un façonne les rames, l’autre arrondit en câbles le chanvre obéissant ; ceux-ci dressent la misaine ; ceux-là élèvent l’artimon ; de la poupe à la proue, les coups de la hache et les cris de la scie retentissent : de même bouillait, non par l’effet de la flamme, mais par l’ordre de la justice divine, un bitume épais qui engluait toute l’étendue de la vallée d’une liqueur visqueuse.

Je n’apercevais encore que ses bouillonnements multipliés, et des gonflements rapides, auxquels succédait un affaiblissement subit. Pendant que j’étais occupé à considérer ce spectacle, mon guide me dit, en m’écartant du lieu où j’étais : « Prends garde, prends garde ! » Alors je me tournai semblable à celui à qui il tarde de regarder ce qu’il doit fuir, mais qui, sentant son courage succomber à une crainte soudaine, n’ose pas s’arrêter pour reconnaître le danger, et je vis derrière moi un démon noir qui marchait sur le pont.

Que sa figure était féroce ! Que ses gestes étaient menaçants ! Il avait les ailes étendues, et la marche légère. Ses épaules pointues et élevées portaient un pécheur, qu’il tenait suspendu par les pieds, et il cria : « Malebranche ! ô mes compagnons de cette vallée ! voilà un des anciens de la ville sainte Zita, engloutissez-le sur-le-champ ; que je retourne vite dans cette contrée qui est bien fournie de tels coupables. Là tout homme est vénal, excepté Bonturo : là, pour de l’argent, d’un non on vous fait un oui. » À ces mots, il jeta le réprouvé et disparut plus prompt que le chien déchaîné qui poursuit le voleur.

L’ombre plongea et revint sur la poix, la tête élevée ; mais les démons placés sous le pont crièrent : « Ici on n’a pas l’assistance de la Sainte Face ; ici on nage autrement que dans le Serchio ; et si tu ne veux pas sentir les atteintes de ces griffes, enfonce ta tête dans la poix. »

Alors ils déchirèrent le pécheur de plus de cent coups de fourche, en ajoutant : « Ici, tu dois te récréer à couvert ; et si tu trafiques maintenant, tu trafiqueras en cachette. » C’est ainsi que le cuisinier ordonne à ses aides armés de crocs, de plonger plus avant les viandes dans la chaudière, afin qu’elles ne remontent pas à la surface.

Mon maître me dit : « Pour qu’on ne voie pas que tu es avec moi, cache-toi derrière un rocher qui puisse te protéger, et, quelque offense qu’on me fasse, ne redoute rien ; je connais le terrain : j’ai déjà vu semblable fourberie. » Ensuite il traversa le pont ; mais à peine arriva-t-il