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CHANT DIX-HUITIÈME

du côté des épaules : enfin, ces âmes à qui il était interdit de voir l’espace qui s’étendait devant elles, étaient obligées de marcher à reculons ; peut-être les effets de la paralysie ont-ils ainsi distordu le corps humain ; mais je ne l’ai jamais vu, et je ne crois pas que ce soit possible. Ô lecteur, que Dieu t’accorde de tirer quelque fruit de ce récit ! mais aussi juge si je pouvais contempler d’un œil sec notre image si misérablement déformée que, par la fente des épaules, les larmes tombaient sur les… Je pleurais, appuyé sur une partie saillante du pont, et mon guide me dit : « Es-tu aussi de ces insensés… ? Ici c’est être pieux que d’être sans pitié ! Est-on plus scélérat que l’homme qui se laisse attendrir par le spectacle de la justice divine ? Lève, lève la tête, et vois celui sous lequel la terre s’entr’ouvrit aux yeux des Thébains. Tous s’écriaient : Où vas-tu t’engloutir, Amphiaraüs ? Pourquoi abandonnes-tu les combats ? et il ne cessait de rouler de vallée en vallée, jusque dans l’empire où Minos étend son bras de fer sur les humains. Observe que le dos de ce coupable occupe la place de sa poitrine ; et, parce qu’il a trop voulu voir en avant, il ne voit maintenant que par derrière, et marche à pas rétrogrades.

« Remarque Tirésias qui changea de traits et de formes, et qui devint femme, d’homme qu’il était : il fallut qu’il frappât de sa verge magique les deux serpents accouplés, avant de pouvoir reprendre la force de son sexe. Plus loin, près du ventre de Tirésias, est Arons, qui avait fixé sa demeure au milieu des filons du marbre éblouissant de Luni, cultivé par les Carrarais qui habitent plus bas. C’est de ce point qu’il considérait sans obstacle la mer et les étoiles. Cette femme, que tu ne vois pas, dont les tresses déployées couvrent le sein, et que ce supplice condamne à porter ainsi sa chevelure, fut Manto, qui visita un grand nombre de contrées, et s’arrêta dans le lieu où je pris naissance. Il me plaît que tu m’écoutes un peu.

« La ville de Bacchus fut réduite en esclavage après la mort du père de Manto ; alors cette vierge parcourut longtemps le monde. Là-haut, dans la belle Italie, est un lac appelé Bénaco, situé au pied des Alpes tyroliennes qui la séparent de la Germaine : entre Garda, Val Camonica et l’Apennin, les eaux s’écoulent, je crois, vers ce lac, par mille et mille sources fécondes ; au milieu est un point où les évêques de Trente, de Vérone et de Brescia auraient le droit, s’ils passaient dans ce lieu, de répandre leurs bénédictions. À l’endroit où la rive est plus basse, est située Peschiéria, belle et forte citadelle, capable de couvrir les possessions des citoyens de Bergame et de Brescia. Là, le Bénaco se dégorge et devient un fleuve