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puits, où tronques ils s’arrêtent. Secoués du dos de Gérion, nous nous trouvâmes en ce lieu ; le Poète prit à gauche, et derrière lui je marchai. A main droite, je vis avec une nouvelle pitié des tourments nouveaux et de nouveaux tourmenteurs, dont la première bolge était pleine. Au fond étaient les pécheurs nus : du milieu, d’un côté, ils venaient le visage vers nous ; de l’autre, ils allaient comme nous, mais à plus grands pas [1] : comme les Romains, à cause de la foule, l’année du Jubilé, ont réglé la manière de passer sur le pont, — tous, d’un côté, ont le front vers le château, et vont à Saint-Pierre, et de l’autre côté vers le mont [2] ; — d’ici, de là, sur les noirs rochers, je vis des démons cornus qui, avec de grands fouets, les frappaient cruellement par derrière.

Ah ! comme, aux premiers coups, ils leur faisaient lever les jambes ! Aucun n’attendait ni les seconds ni les troisièmes.

Pendant que j’allais, mes yeux rencontrèrent l’un d’eux, et aussitôt je dis : — Ce n’est pas la première fois que je vois celui-ci. Aussi je m’arrêtai pour le regarder, et mon doux Maître avec moi s’arrêta, et consentit à ce qu’un peu je retournasse en arrière.

Ce fustigé croyait se celer en baissant la tête, mais peu lui servit : — Toi, lui dis-je, qui fixes l’œil à terre, si tes traits ne sont point menteurs, tu es Venedigo Caccianimico [3]. Mais qu’est-ce qui te vaut de si cuisantes peines ? Et lui à moi : « Mal volontiers le dis-je ; mais m’y contraint ton clair langage [4], qui me fait souvenir du monde ancien. Je

  1. Il faut se représenter deux bandes de pécheurs occupant chacune une moitié de la largeur de la bolge. Une de ces bandes allait dans la direction opposée à celle de Virgile et de Dante, et par conséquent le visage tourné vers eux ; l’autre bande allait dans la même direction qu’eux, mais à plus grands pas.
  2. Lors du jubilé de l’an 1300, le pape Boniface fit établir une séparation au milieu du pont du Château-Saint-Ange, et ordonna que d’un côté passeraient les pèlerins qui allaient à Saint-Pierre, et de l’autre ceux qui en revenaient, lesquels alors avaient devant eux le mont Giordano, situé en face de ce même château.
  3. Bolonais qui, pour de l’argent, livra sa sœur à Obizzo d’Este, seigneur de Ferrare, lui ayant fait croire qu’Obizzo l’épouserait ensuite.
  4. « Tes paroles qui montrent clairement que tu me reconnais. »