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mon Seigneur ; tu ne nous auras que le temps de passer le marais. »

Comme celui qui reconnaît avoir été déçu, et qui s’en chagrine, tel devint Phlégias tout gonflé de colère. Mon Guide descendit dans la barque, puis m’y fit entrer après lui, et lorsque je fus dedans, alors seulement elle parut chargée [1].

Dès que le Guide et moi nous fûmes dans la nef, l’antique proue va sillonnant l’eau plus profondément qu’elle ne le fait avec les autres. Tandis que nous traversions le lac stagnant, devant moi se leva un damné tout couvert de fange, lequel dit : « Qui es-tu, toi qui viens avant l’heure [2] ? » Et moi à lui : — Si je viens, je ne reste point. Mais toi, qui es-tu, qui t’es ainsi souillé ?… Il répondit : « Tu le vois, je suis un qui pleure. » Et moi à lui : —Avec tes pleurs et avec ton deuil, esprit maudit, demeure ; je te reconnais si bourbeux que tu sois. Alors il étendit ses deux mains vers la barque ; ce pourquoi le Maître le repoussa, disant : « Va là avec les autres chiens ! » Puis, de ses bras me ceignant le col, il baisa mon visage, et dit : « Ame noble, bénie soit celle dont le sein te porta ! Celui-ci fut dans le monde plein d’orgueil ; rien de bon n’orne sa mémoire : aussi son ombre est-elle ici furieuse. Combien là-haut s’estiment de grands rois, qui seront ici comme des porcs dans la bourbe, laissant de soi d’horribles mépris. » Et moi : — Maître, serais-je très désireux de le voir plonger dans cette boue, avant que nous ne sortions du lac. Et lui à moi : « Tu ne verras point le rivage que tu ne sois satisfait ; il convient que tu jouisses de ce désir. » Peu après je vis la gent fangeuse se ruer sur lui de telle furie, que j’en loue encore et en remercie Dieu. Tous criaient : « A Philippe Argenti [3] ! » et cet esprit florentin, dans sa rage, se déchirait lui-même avec les dents ; là nous le laissâmes, et plus n’en parlerai. Mais des cris douloureux frappant mon oreille, je portai en avant un regard attentif. Et le bon Maître dit : « Maintenant, mon fils, s’approche la cité nommée Dité

  1. Parce que Dante avait un corps dont le poids faisait enfoncer la barque.
  2. Avant d’être mort.
  3. Homme riche et puissant, très colère.