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D’ici, de là, en haut, en bas, jamais ne les réconforte aucune espérance, non seulement de repos, mais d’une moindre peine. Et comme les grues vont chantant leur lai, se formant dans l’air en une longue ligne ; ainsi je vis venir, poussant des cris, les ombres emportées par ce tourbillon. Voilà pourquoi je dis : — Maître, quelles sont ces âmes qu’ainsi châtie l’air noir ?

« La première de celles dont tu t’enquiers, me dit-il alors, fut reine de beaucoup de langues [1] ; dans le vice de luxure elle fut si plongée, que, par sa loi, ce qui plaît elle le fit licite, pour échapper à l’infamie où elle était conduite. C’est Sémiramis, de qui on lit qu’elle fut épouse de Ninus et lui succéda ; elle possédait la terre que régit le Soudan. L’autre est celle qui, infidèle aux cendres de Sichée, se tua par amour [2] ; puis vient la lascive Cléopâtre. » Je vis Hélène, cause de tant de maux, et je vis le grand Achille qui par l’amour enfin périt. Je vis Pâris, Tristan [3] ; et plus de mille ombres il me nomma et me montra du doigt, qu’amour fit sortir de notre vie. Lorsque j’eus ouï mon Maître nommer les femmes antiques et les cavaliers, je fus pris de pitié et comme éperdu. Je commençai : —Poète, volontiers parlerai-je à ces deux qui vont ensemble [4] et paraissent si légers au vent. Et lui à moi : « Attends un peu qu’ils soient plus près de nous ; prie-les alors par cet amour qui les emporte [5],

  1. Allusion à Babel, où s’opéra, selon la Bible, la confusion des langues et la séparation des peuples.
  2. Didon.
  3. Neveu de Marc, roi de Cornouailles, et le premier des chevaliers errants qu’Arthus, roi de Bretagne, avait rassemblés à sa cour. S’étant épris d’Isotta, femme de Marc, celui-ci les surprit ensemble, et frappa en trahison Tristan, qui mourut de sa blessure peu de jours après.
  4. Francesca Malatesta et Paul Malatesta, son beau-frère. Francesca, remarquable par sa grande beauté, était fille de Guido da Polenta, seigneur de Ravenne, et mariée à Lanciotto ou Lancillotto, fils de Malatesta, seigneur de Bimini. Lanciotto avait de la valeur, mais il était laid et contrefait ; tandis que son frère, au contraire, était doué de tous les dons extérieurs. Épris pour sa belle-sœur d’un amour partagé, ils furent surpris par le mari, qui les tua tous deux, d’un seul coup.
  5. Par cet amour pour lequel ils sont condamnés à être éternellement emportés par le tourbillon.