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davantage la reconnaître des yeux, par une vertu occulte qui d’elle émana, de l’ancien amour sentit la grande puissance.

Sitôt que frappa mon regard la haute vertu, qui déjà m’avait transpercé avant que je fusse hors de l’enfance, je me tournai à gauche, de l’air suppliant avec lequel le petit enfant court à sa mère, lorsqu’il a peur ou qu’il est afflige, pour dire à Virgile : — Il ne m’est pas resté une drachme de sang qui ne frémisse ; de l’ancienne flamme je reconnais les signes.

Mais Virgile nous avait laissés, Virgile, très doux père, Virgile à qui, pour mon salut, elle me confia : Et tout ce que perdit l’antique mère [1] ne put empêcher que mes joues, qu’avant nulle rosée n’humectait, se mouillassent de larmes. « Dante, parce que Virgile s’en va, ne pleure pas, ne pleure pas encore ! il convient que tu pleures par une autre épée [2]. »

Comme un amiral qui, de la poupe à la proue, vient inspecter ceux qui manœuvrent les autres navires, et à bien faire les encourage ; à la gauche du char, quand je me tournai au son de mon nom, qu’ici de nécessité je registre, je vis la Dame, qui m’était apparue voilée par les fleurs que répandaient les anges, diriger vers moi les yeux d’au delà du ruisseau. Quoique le voile qui descendait de sa tête ceinte du feuillage de Minerve, ne permît pas de la voir à découvert, d’une contenance royalement altière elle continua, comme celui qui, disant, réserve pour la fin les paroles les plus vives : « Regarde-moi ; suis-je bien, suis-je bien Béatrice. Comment as-tu daigné t’approcher du mont ? Ne savais-tu point qu’ici l’homme est heureux [3] ? »

Mes yeux baissés tombèrent sur la claire fontaine, et en m’y voyant, je les reportai sur l’herbe, tant de honte se chargea mon front.

  1. Le Paradis terrestre que perdit Eve, et que Dante avait alors sous les yeux avec toutes ses délices.
  2. « Qu’une autre blessure fasse couler tes pleurs. »
  3. Le sens, sur lequel varient les interprètes, paraît être : « Comment as-tu enfin daigné t’approcher du mont dont tu t’es si longtemps éloigné ? Ne savais-tu pas, alors même, qu’ici l’homme trouve sa vraie félicité ? »