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CHANT VINGT-QUATRIÈME


Le parler n’empêchait point l’aller, ni ne le rendait plus lent ; mais nous allions avec la vitesse d’un navire que pousse un bon vent.

Les ombres, qui semblaient deux fois mortes, de leurs yeux creux me regardaient avec admiration, s’apercevant que j’étais vivant. Et moi, continuant mon discours, je dis : — Celle-là [1] peut-être, à cause d’autrui, en haut va moins vite que sans cela elle n’irait. Mais dis-moi, si tu le sais, où est Piccarda ; dis-moi si à noter est quelqu’un parmi cette gent qui tant me regarde ? « Ma sœur, qui fut je ne sais si plus belle ou plus bonne, joyeuse de sa couronne, triomphe déjà dans le haut Olympe. » Ainsi dit-il premièrement ; et puis : « Il n’est point ici défendu de nommer chacun, à cause de notre figure si défaite par la diète [2]. Celui-ci (et il le montra du doigt) est Buonagiunta [3], Buonagiunta de Lucques ; et, au delà de lui, cet autre, dont la face est la plus décharnée, eut dans ses bras la sainte Église [4]. Il fut de Tours, et par le jeune il expie les anguilles de Bolsène préparées à la vernaccia. »

Beaucoup d’autres il me nomma un à un ; et d’être nommés tous paraissaient contents, de sorte que je ne vis aucun visage se rembrunir.

Je vis par la faim user leurs dents à vide Ubaldino della

  1. Stace, dont il vient de parler.
  2. Parce que leur visage est si défait par suite de la diète, qu’on ne pourrait les reconnaître si on ne les nommait pas.
  3. De la famille des Orbisani, de Lucques, et poète en son temps, de quelque célébrité.
  4. Le pape Martin IV, dont le mets favori était les anguilles du lac de Bolsène, qu’il faisait mourir dans une espèce de vin blanc appelé vernaccia. Il était, au rapport de Jacopo della Lana, tellement plongé dans la gourmandise, qu’il ne refusait rien à cette passion ignoble, et qu’après s’être bien repu, il disait : O sancte Deus, quanta mala patimur pro ecclesia Dei !