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voix gémissant et chantant Labia mea, Domine [1], de manière qu’à l’ouïr on ressentait plaisir et douleur.

— O doux Père, qu’est-ce que j’entends ? dis-je. Et lui : « Des ombres, qui peut-être vont se dégageant du lien de leur dette. »

Comme des voyageurs pensifs, rencontrant en chemin des gens inconnus, vers eux se tournent sans s’arrêter ; ainsi derrière nous, venant avec vitesse et nous dépassant, étonné je regardais une troupe d’âmes silencieuse et dévote. Toutes avaient les yeux ténébreux et caves, la face pâle, et le corps si décharné, que sur les os la peau se collait. Je ne crois pas que le jeûne eût desséché Érésichthon [2] jusqu’à une si mince pellicule, lorsqu’à sa faim il ne resta qu’elle. Je disais, pensant en moi-même : Voilà la gent qui perdit Jérusalem, lorsque dans son fils Marie [3] mit la dent. Les orbites ressemblaient à des anneaux sans gemmes. Qui sur le visage des hommes lit O M O, aurait ici bien distingué le M [4]. Qui, ne sachant pas comment [5], croirait que l’odeur d’une pomme et celle d’une eau, engendrant le désir, pût réduire à un tel état ? Je m’étonnais de ce qui tant les affame, ignorant encore la cause de leur maigreur et de leur triste écorce ; quand tout à coup une ombre, du fond de la tête tourna vers moi les yeux, et me regarda fixement, et avec force cria : « Quelle grâce m’est celle-ci ? »

Je ne l’aurais jamais reconnu au visage ; mais la voix m’a découvert ce que l’aspect en soi tenait enfermé. Cette étincelle

  1. Commencement du verset 17 du psaume L : « Domine, labia mea, aperies, et os meum annuntiabit laudem tuam ; — Seigneur, vous ouvrirez mes lèvres, et ma bouche annoncera vos louanges. »
  2. Thessalien qui, disent les Poètes, ayant méprisé Cérès et défendu de lui offrir des sacrifices, fut, par la vengeance de la déesse, saisi d’une faim si furieuse, qu’après avoir consumé tout ce qu’il possédait, il finit par se dévorer lui-même. — OVIDE, Métam. lib. VIII, fab. II.
  3. Femme juive qui, pendant le siège de Jérusalem, mangea son propre fils.
  4. Dans cette comparaison bizarre, les deux o représentent les yeux, et l’m le nez. Ainsi, le Poète veut dire que les deux o, les yeux, ayant disparu, l’m ou le nez restait seul apparent.
  5. En ignorant la cause.