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faisaient un fracas qui sans cesse tournoie dans cet air à jamais ténébreux, comme le sable roulé par un tourbillon. Et moi, dont la tête était ceinte d’erreur [1], je dis : — Maître, qu’entends-je ? et quels sont ceux-là qui paraissent plongés si avant dans le deuil ? Et lui à moi : « Cet état misérable est celui des tristes âmes qui vécurent sans infamie ni louange. Elles sont mêlées à la troupe abjecte de ces anges qui ne furent ni rebelles, ni fidèles à Dieu, mais furent pour eux seuls. Le ciel les rejette, pour qu’ils n’altèrent point sa beauté : et ne les reçoit pas le profond enfer, parce que les damnés tireraient d’eux quelque gloire [2].

Et moi : — Maître, quelle angoisse les fait se lamenter si fort ? Il répondit : « Je te le dirai très brièvement ; ceux-ci n’ont point l’espérance de mourir, et leur aveugle vie est si basse [3] qu’ils envient tout autre sort. Le monde ne laisse subsister d’eux aucune mémoire : la Justice et la Miséricorde les dédaignent. Ne discourons point d’eux, mais regarde et passe ! »

Et je regardai, et je vis une bannière qui, en tournant, courait avec une telle vitesse, qu’elle me paraissait condamnée à ne prendre aucun repos. Et derrière elle venait une si longue suite de gens, que je n’aurais pas cru que la mort en eût tant défait. Lorsque je pus en reconnaître quelqu’un, je vis et discernai celui qui par lâcheté fit le grand refus [4]. Aussitôt je compris et fus certain que cette bande était celle des lâches, en dégoût à Dieu et à ses ennemis. Ces malheureux, qui ne furent jamais vivants, étaient nus et cruellement piqués par des taons et des guêpes, qui sur leur visage faisaient ruisseler le sang, lequel, tombant à terre mêlé de larmes, était recueilli par des vers immondes.

Ayant ensuite regardé au delà, je vis des gens pressés sur le bord d’un grand fleuve ; aussi je dis : — Maître, je

  1. Erreur a ici le sens de stupeur et d’ignorance.
  2. Parce que les damnés éprouveraient quelque sentiment d’orgueil, en se comparant à ces misérables.
  3. «… Leur obscure vie est si abjecte. »
  4. L’opinion la plus commune est qu’il s’agit ici de Pierre Morone, ermite, et ensuite pape sous le nom de Célestin V. Circonvenu par des intrigues pleines de mensonge et de fraude, il abdiqua la papauté ; et son successeur Boniface VIII, auteur de ces intrigues, le fit enfermer dans une prison où il mourut.