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les yeux à son gré ? — « Je ne sais qui il est, mais je sais qu’il n’est pas seul : demande-le-lui, toi qui es plus près, et afin qu’il parle, fais-lui un doux accueil. »

Ainsi deux esprits [1], penchés l’un sur l’autre, discouraient là de moi, à main droite. Puis, pour me parler, ils renversèrent la tête. Et l’un dit : « O âme, qui encore unie au corps t’en vas vers le ciel, par charité console-nous, et dis-nous d’où tu viens, et qui tu es. De la grâce qui t’est faite nous sommes étonnés, autant qu’on doit l’être d’une chose qui auparavant ne fut jamais. » Et moi : — Par le milieu de la Toscane s’épand un petit fleuve, qui naît dans le Falterona [2], et qu’un cours de cent milles ne rassasie pas [3]. De ses rives j’apporte ce corps ; vous dire qui je suis serait parler en vain, mon nom encore ayant peu retenti. « Si mon intelligence saisit bien ta pensée, me répondit alors le premier, tu parles de l’Arno. » Et l’autre lui dit : « Pourquoi a-t-il caché le nom de cette rivière, comme on le fait des choses horribles ? » Et celui à qui cette demande était faite, ainsi s’acquitta : « Je ne sais ; mais bien est-il juste que périsse le nom de ce fleuve, qui, de sa source (où le mont alpestre dont le Pelore [4] est un tronçon, d’eaux abonde tellement, que peu de lieux en cela le surpassent), jusque-là où il se rend, pour renouveler ce que le ciel évapore de la mer, d’où les fleuves tirent ce qui avec eux va [5], ne rencontre que gens qui, tous, tenant la vertu pour ennemie, la fuient comme une couleuvre, par le malheur [6] du lieu, ou par la mauvaise habitude qui les aiguillonne. « D’où, tant ont changé de nature les habitants de la misérable vallée, qu’il semble que Circé les ait eus dans ses pâturages [7].

  1. Guido del Duca, da Bertinoro, et Rinieri de’ Calboli, de Forli.
  2. L’Arno, qui a sa source dans une montagne de l’Apennin nommée Falterona, sur les confins de la Romagne.
  3. Dont le cours a plus de cent milles.
  4. Promontoire de Sicile, actuellement séparé de l’Apennin, auquel jadis il était uni.
  5. Ce qui coule avec eux, leurs eaux.
  6. Influence malheureuse.
  7. On connaît l’histoire de Circé et des compagnons d’Ulysse, changés par elle en animaux qui paissaient l’herbe, ou se nourrissaient de glands.