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Mais moi, pourquoi y viendrais-je ? ou qui le permet ? Je ne suis ni Énée, ni Paul : digne de cela ni moi ni aucun autre ne me croit. Si donc je me résous à venir, je crains que folle ne soit ma venue. Tu es sage et m’entends mieux que je ne discours ; et tel que celui qui ne veut plus ce qu’il voulait, et par nouveaux pensers, changeant de dessein, renonce à commencer, tel devins-je sur cette côte obscure, abandonnant, en y pensant, l’entreprise si vite commencée.

Si j’ai bien entendu ta parole, répondit cette ombre magnanime, ton âme est atteinte de lâcheté : laquelle souvent, oppressant l’homme, le détourne d’une noble entreprise, comme une fausse vision l’animal ombrageux. Pour te délivrer de cette crainte, je te dirai pourquoi je suis venu, et ce que j’entendis quand premièrement j’eus pitié de toi. J’étais parmi ceux qui sont en suspens [1], lorsque m’appela une femme bienheureuse, et si belle que de me commander je la priais. Ses yeux brillaient plus que le soleil, et d’un parler suave et calme, avec une voix angélique, elle me dit : — O mon âme courtoise du Mantouan, dont la renommée dure encore, dans le monde, et autant que le monde durera : mon ami, et non de la fortune, est, sur la pente déserte, tellement empêché dans le chemin, que de peur il s’est retourné, et je crains qu’il ne soit déjà égaré, et que tard je me sois levée pour le secourir, d’après ce que j’ai entendu de lui dans le ciel. Va donc, et avec ta parole ornée, avec tout ce qui sera de besoin pour qu’il échappe, aide-le, de sorte que je sois consolée. Moi qui t’envoie, je suis Béatrice : je viens d’un lieu où je désire retourner : l’amour me fait parler et me conduit. Quand je serai devant mon Seigneur, souvent je me louerai de toi. Alors elle se tut ; puis, je commençai :

O femme de telle vertu [2], par qui seule l’humaine espèce s’élève au-dessus de tout ce que contient ce ciel dont les cercles sont plus étroits [3], ton commandement m’est si

  1. Ceux qui, ni sauvés ni damnés, sont comme suspendus entre le Ciel et l’Enfer.
  2. Quelques-uns pensent que Béatrice est ici le Symbole de la Sagesse divine.
  3. Le Ciel sublunaire, plus étroit que tous les autres par lesquels il est enveloppé.