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vois là une âme qui, retirée à l’écart, seule, toute seule, regarde vers nous : elle nous enseignera la voie la plus courte.

Nous vînmes à elle. O âme lombarde, qu’altière et dédaigneuse était ta contenance, et le mouvement de tes yeux digne et lent ! Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose.

Cependant Virgile s’approcha d’elle, la priant de nous montrer la plus facile montée. Elle ne répondit point à sa demande ; mais elle s’enquit de notre pays et de notre vie ; et comme le doux Guide commençait : « Mantoue… » l’ombre, tout enfoncée dans la solitude d’elle-même, surgit vers lui du lieu où elle était, disant : « O Mantouan, je suis Sordello [1], de ton pays. » Et ils s’embrassèrent l’un l’autre.

Hélas ! serve Italie, séjour de douleur, navire sans pilote dans une grande tempête [2], non maîtresse de provinces, mais bouge, infâme ! Au seul doux nom de sa patrie, ainsi fut prompte cette noble âme à accueillir son concitoyen : et en toi, maintenant, jamais ne sont sans guerre tes vivants, et se dévorent l’un l’autre ceux qu’enferment un même mur et un même fossé. Cherche, malheureuse, sur les rivages que baignent tes mers, puis regarde en ton sein, si de toi aucune partie jouit de la paix. A quoi bon Justinien répara-t-il ton frein, si le siège est vide [3] ? La honte n’en est que

  1. On ne sait presque rien de Sordello, si ce n’est qu’il était de Mantoue. Il a cependant dû jouir de quelque célébrité en son temps, et l’apostrophe à l’Italie, à l’occasion de la rencontre que le Poëte fit de lui dans le Purgatoire, pourrait faire croire qu’il était Gibelin et particulièrement considéré dans son parti.
  2. C’était le cri de tous les vrais Italiens à cette époque funeste. Ils sentaient que leur patrie périssait par ses divisions. Grazolli, contemporain de Dante, s’écriait comme lui :
    Regno diviso mai non si difende.
    Misera Italia ! tu l’hai ben esperto,
    Che in te non è Latino
    Che non struga il vicino,
    Quando per forza e quando per mal’arte.

    « Royaume divisé jamais n’a de défenses. Malheureuse Italie ! tu l’as bien éprouvé. En toi nul Latin qui ne détruise son voisin, tantôt par la force, tantôt par méchant artifice. »

  3. Justinien répara le frein de l’Italie, en recueillant les lois romaines et les disposant selon un ordre méthodique, « Mais à quoi bon, » dit le Poète, « s’il n’est personne pour les faire exécuter ? »