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de l’horrible tour, et de mes fils je regardai le visage, sans rien dire. Je ne pleurais pas, tant au dedans je fus pétrifié : ils pleuraient eux ; et mon petit Anselme dit : — Père, comme tu regardes ! Qu’as-tu ?… Cependant je contins mes larmes, et ne répondis point, ni de tout ce jour, ni la nuit d’après, jusqu’à ce que le soleil se fût de nouveau levé sur le monde. Lorsqu’un faible rayon eut pénétré dans le triste cachot, et que sur quatre visages je vis mon propre aspect[1]. De douleur les deux mains je me mordis ; et ceux-là, pensant que c’était par l’envie de manger, soudain se levèrent, et dirent : — Père, bien moins de peine nous serait-ce, si de nous tu mangeais ; tu nous as revêtus de ces misérables chairs, et toi aussi dépouille-nous en !… Lors je me calmai, pour ne pas les affliger plus. Ce jour et le suivant, nous demeurâmes muets. Ah ! terre barbare, pourquoi ne t’ouvris-tu point ? Quand nous fûmes au quatrième jour, Guaddo tomba étendu à mes pieds, disant : — Père, pourquoi ne me secoures-tu ?… Là il mourut : et, comme tu me vois, je vis les trois autres tomber, un à un, entre le cinquième jour et le sixième ; et moi, déjà aveugle, de l’un à l’autre à tâtons j’allais ; trois jours je les appelai après qu’ils furent morts… Puis, plus que la douleur, puissante fut la faim. »

Cela dit, il tourna les yeux, et renfonça les dents dans le crâne misérable, qu’il broya comme le chien broie les os.

Ah ! Pise, honte des peuples du beau pays où sonne le si[2], puisqu’à te punir tes voisins sont lents, que la Capraïa et la Gorgona[3] se meuvent et barrent l’Arno à son embouchure, de sorte qu’en toi tous soient noyés. Si le comte Ugolin était soupçonné d’avoir en trahison livré tes châteaux, tu ne devais pas infliger à ses fils un pareil tourment. Nouvelle Thèbes, l’âge nouveau rendait innocents Uguccione et le Brigata[4], et les deux autres que plus haut nomme ce chant.

  1. « Lorsqu’en voyant ces visages défaits, je compris combien je l’étais moi-même. »
  2. Du pays où se parle la langue italienne.
  3. Deux petites îles situées près de l’embouchure de l’Arno.
  4. L’un fils, l’autre petit-fils d’Ugolin.