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Je restai, moi, à regarder la bande, et je vis une chose que seul, sans preuve, je n’oserais raconter, si ne me rassurait la conscience, cette bonne compagne qui, se sentant pure, sous cette cuirasse rend l’homme courageux.

Je vis certainement, et il me semble encore le voir, un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau. Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne, et la tête nous regardait et disait : « Hélas ! » Il se faisait de soi-même une lampe, et ils étaient deux en un, et un en deux [1]. Comment cela se peut, le sait celui qui ainsi l’ordonne. Quand il fut droit au pied du pont, en haut avec le bras il leva la tête, pour rapprocher de nous ses paroles, qui furent : « Vois la peine cruelle, toi qui, vivant, vas regardant les morts ; vois s’il en est aucune aussi grande que celle-là. Et pour que de moi tu portes nouvelle, sache que je suis Bertrand de Bornio [2], celui qui donna au roi Jean les encouragements mauvais. Je rendis ennemis le père et le fils : d’Absalon et David ne fit pas plus Achitophel par ses méchantes instigations. Pour avoir divisé des personnes si proches, je porte, malheureux, mon cerveau séparé du principe de sa vie, qui est dans ce tronc. Ainsi en moi s’observe le talion. »



CHANT VINGT-NEUVIÈME


Cette foule nombreuse et les plaies diverses avaient tellement enivré mes yeux, que vivement je désirais m’arrêter

  1. Deux en un, parce que les deux parties séparées ne faisaient qu’un homme : un en deux, parce que cet homme unique était séparé en deux parties.
  2. Gouverneur de Jean, fils de Henri, roi d’Angleterre ; pendant le séjour de ce jeune prince à la cour de France, il le poussa à se soulever contre son père.