Page:Dante - L’Enfer, t. 2, trad. Rivarol, 1867.djvu/38

Cette page n’a pas encore été corrigée

nes imaginations ; je vais donc lui donner plus de corps puisque l’occasion s’en présente.

On a vu au chant III, note 2, que les mots air et étoiles, n’ayant point une liaison nécessaire dans notre esprit, et même dans la nature, on ne gagnait rien à les séparer comme a fait Dante en disant un air sans étoiles. En effet, parmi nos idées, les unes marchent seules, les autres paraissent toujours associées, et nous en avons beaucoup qu’on ne peut unir sans art et sans effort. Or, toutes les fois que nos idées arrivent par paire, on gagne un effet en les séparant ; et cela ne se fait point encore sans effort et sans art. Par exemple, le soleil et la lumière, l’aurore et ses couleurs, la nuit et les étoiles, sont indivisiblement unis ; et si je dis un soleil sans lumière, une aurore sans couleurs, une nuit sans étoiles, je produis de l’effet. Mais, si je sépare des choses qui sont déjà distinctes et éloignées (quoiqu’elles ne se repoussent pas), comme l’aurore et les arbres, l’air et les étoiles, et que je dise une aurore sans arbres, un air sans étoiles, je n’obtiens que des phrases sans physionomie.

De même, quand deux idées sont irréconciliables, on ne les rapproche point sans qu’il en résulte une secousse agréable ou terrible à l’imagination. Ainsi, l’ombre et la blancheur, la cruauté et la bonté, les ténèbres et la vision étant incompatibles, on gagne beaucoup à dire des ténèbres visibles, comme dans ce chant XXI ; des ombres blanchissantes, comme au chant IV ; et une cruelle providence, comme au chant XIV. Cette traduction offre quelques expressions créées d’après ce double artifice ; mais il faut craindre de l’user. Le premier qui a dit un esprit matériel, a fort bien dit ; car il a forcé la matière et l’esprit à s’unir dans la même expression : mais on l’a tant répétée, que ces deux mots se sont familiarisés dans notre pensée, malgré leur haine naturelle ; et l’effort qui les rapproche ne se fait plus sentir.

Il reste à présent une conclusion facile à tirer ; c’est qu’on ne gagne qu’une plate justesse à unir ce qui est déjà uni, comme en disant un soleil lumi-