Page:Dante - L’Enfer, t. 2, trad. Rivarol, 1867.djvu/29

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On sera peut-être étonné que j’aie traduit : Qui vive la pietà quando è ben morta, par on est sans pitié pour des maux sans mesure ; et le natiche bagnava per lo fesso, par des larmes qui n’arrosent plus leurs poitrines : quelques autres passages causeront la même surprise, et on criera à l’inexactitude.

J’avoue donc que toutes les fois que le mot à mot n’offrait qu’une sottise ou une image dégoûtante, j’ai pris le parti de dissimuler ; mais c’était pour me coller plus étroitement à Dante, même quand je m’écartais de son texte : la lettre tue, et l’esprit vivifie. Tantôt je n’ai rendu que l’intention du poëte, et laissé là son expression : tantôt j’ai généralisé le mot, et tantôt j’en ai restreint le sens ; ne pouvant offrir une image en face, je l’ai montrée par son profil ou son revers : enfin il n’est point d’artifice dont je ne me sois avisé dans cette traduction, que je regarde comme une forte étude faite d’après un grand poëte. C’est ainsi que les jeunes peintres font leurs cartons d’après les maîtres.

L’art de traduire, qui ne mène pas à la gloire, peut conduire un commençant à une souplesse et à une sûreté de dessin que n’aura peut-être jamais celui qui peint toujours de fantaisie, et qui ne connaît pas combien il est difficile de marcher fidèlement et avec grâce sur les pas d’un autre. Plus même un poëte est parfait, plus il exige cette réunion d’aisance et de fidélité dans son traducteur. Virgile et Racine ayant donné, je ne dis pas aux langues française et romaine, mais au langage humain, les plus belles formes connues, il faudrait se jeter dans tous les moules qu’ils présentent et les serrer de très-près en les traduisant, vestigia semper adorans. Mais Dante, à cause de ses défauts, exigeait plus de goût que d’exactitude ; il fallait avec lui s’élever jusqu’à une sorte de création : ce qui forçait le traducteur à un peu de rivalité.