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et tous trois pleins de vie. Dante vient affirmer, à la face de l’Italie, que ces trois hommes ne vivent plus, que ce qu’on voit n’est que leur enveloppe animée par un démon, et que leur âme est en Enfer depuis longues années. C’était montrer la main de Dieu au festin de Balthazar. Aussi reste-t-il une tradition du désespoir où il réduisit ces trois coupables. On ne peut sans doute faire un plus bel usage de la poésie et de ses fictions, que d’imprimer de telles terreurs au crime : c’est faire tourner la superstition au profit de la vertu.

Je n’insiste pas sur les beautés de l’épisode d’Ugolin ; j’observerai seulement que l’extrême pathétique et la vigueur des situations ont tellement soutenu le style du poëte, qu’on y peut compter cent vers de suite sans aucune tache. C’est là qu’on reconnaît vraiment le père de la poésie italienne. Si Dante n’a pas toujours été aussi pur, c’est à la bizarrerie des sujets qu’il faut s’en prendre. Pétrarque, né avec plus de goût et un génie moins impétueux, s’exerça sur des objets aimables. La Jérusalem est, comme on sait, le sujet le plus heureux que la poésie ait encore embelli. D’ailleurs, au siècle de Tasse, les limites de la prose et des vers étaient mieux marquées ; la langue poétique avait repoussé les locutions populaires ; elle n’admettait plus que les mots sonores ; elle avait écarté ceux qui embarrassent par un faux air de synonymie ; elle savait jusqu’à quel point elle pouvait se passer des articles ; enfin, comme le langage est le vêtement de la pensée, on avait déjà pris les mesures les plus justes et les formes les plus élégantes. Mais Dante n’a point connu ce mérite continu du style ; il tombe quand le choix des idées ou la force des situations ne le soutiennent pas.