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bêtes féroces, qu’il fallait traverser. Ce sinistre rapport était exagéré sans doute ; il y avait cependant beaucoup de vrai. Après tout, comme je ne voyais aucun autre moyen d’avancer, je me décidai, à quelque prix que ce fût, à faire explorer cette route. Quelques voyageurs allaient à moitié chemin de notre destination ; je résolus d’envoyer au moins deux hommes avec eux : mais où trouver des gens qui voulussent s’aventurer ainsi ? Il n’y eut que Joseph qui se présentât, m’assurant qu’il courrait volontiers les risques de ce voyage pour une si belle cause. Il partit donc seul, n’ayant d’autre guide et d’autre secours que la Providence pour un trajet de neuf cents lieues. J’aurais désiré louer ou acheter une maison sur l’extrême frontière de la Corée et de la Tartarie, près du lieu où se tiennent les foires entre les Coréens et les Chinois ; mais ce jeune homme partant seul, sa mission se borna à me tracer une route jusqu’aux frontières de la Corée.

« Le 31 mai, je reçus une lettre du procureur de la Propagande à Macao. Il me disait de donner cent piastres à M. Maubant, cent à M. Chastan, et quatre-vingt-cinq au P. Pacifique. J’étais de plus autorisé à en garder deux cents pour moi. Je n’avais qu’une légère somme à ma disposition, encore me l’avait-on prêtée. Le même courrier annonçait officiellement à Mgr du Chang-si et à ses missionnaires qu’il n’y avait point de viatique pour eux cette année : les dépenses que l’on avait été obligé de faire pour la Corée et pour l’expédition d’un jeune missionnaire italien, avaient épuisé les finances. Ce fut pour la troisième fois qu’ils ne reçurent point de viatique, et c’était toujours la Corée qui causait du déficit. Ces nouvelles n’étaient pas de nature à me faire plaisir ; mais Mgr le vicaire apostolique ne faisait qu’en rire, il était bien éloigné de faire paraître de l’humeur contre moi[1].

  1. Dans une lettre écrite à ses parents pendant son séjour au Chang-si, Mgr Bruguière raconte un fait trop édifiant pour que nous le passions sous silence.

    « Je m’occupe un peu à l’étude de la langue de ce pays-ci. J’ai pour précepteur et quelquefois pour valet de chambre, un prince tartare de la famille impériale. Il a perdu son rang, ses dignités et sa fortune pour conserver sa foi. L’empereur, irrité de sa constance dans la profession du christianisme, l’exila dans le fond de la Tartarie, à mille lieues loin de sa patrie. Il a trouvé dans le lieu de son exil un prêtre chinois, confesseur de la foi comme lui, et condamné à la même peine. Ils ont passé dix-huit ans ensemble. Après ce terme, ils ont eu la liberté de retourner chez eux. Le prêtre est mort peu de temps après son arrivée ; le prince n’a point voulu revenir dans le sein de sa famille : il a demandé comme grâce à Monseigneur l’évêque du Chang-si d’être admis au nombre de ses catéchistes pour avoir la consolation d’entendre la messe tous les jours, et de fréquenter les sacrements. C’est un plaisir