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aller avant d’avoir donné mon passeport. Comme il continuait à m’appeler, je lui répondis : « On a déjà donné les passeports. » Puis croyant qu’on allait me poursuivre, je m’esquivai en toute hâte à travers une petite ruelle du faubourg. Je ne connaissais personne, je ne pouvais demander asile nulle part. Il me fallut donc continuer ma route pendant toute la nuit ; je fis environ dix lieues.

« À l’aurore, le froid me força d’entrer dans une petite auberge, où plusieurs hommes étaient assis. En voyant ma figure et mes vêtements, en m’entendant parler, ils dirent que j’étais un étranger. On s’empara de moi, on me découvrit la tête, on remarqua mes bas qui étaient chinois ; tous ces hommes, excepté un qui me prit en pitié, parlaient de me dénoncer sur-le-champ, et de me faire arrêter comme transfuge, espion, ou malfaiteur. Je leur répondis que j’étais Coréen et innocent, que toutes leurs paroles ne pouvaient pas changer la nature des choses, et que si j’étais pris, ils n’avaient pas à s’inquiéter, puisqu’il n’est pas difficile à un innocent de plaider sa cause. Ayant entendu ces mots ils me chassèrent, et comme je leur avais dit que je voulais aller à Séoul, ils envoyèrent quelqu’un pour me suivre de loin, et voir de quel côté je me dirigerais. J’étais très-exposé à tomber entre les mains des satellites ; l’argent que je portais pouvait être regardé comme une preuve de brigandage et me faire condamner à mort, d’après la loi coréenne. J’attendis donc que l’espion, rentré à l’auberge, eût pu dire que je marchais effectivement dans la direction de la capitale, et aussitôt je fis un assez grand détour, et je repris le chemin de la Chine. Après le lever du soleil, n’osant plus suivre la route, je me cachai sur une montagne couverte d’arbres, et à la nuit je m’avançai vers Ei-tsiou. »

Il y avait deux jours qu’André n’avait pas pris de nourriture. N’en pouvant plus de lassitude, il sentit ses forces l’abandonner, tomba et s’endormit sur la neige. Il fut bientôt éveillé par une voix qui disait : « Lève-toi et marche, » et en même temps, il crut voir une ombre lui indiquant la route au milieu des ténèbres. En racontant plus tard ce fait, André disait : « Je pris cette voix et ce fantôme pour une illusion de mon imagination, exaltée par la faim et par l’horreur de la solitude. Toutefois, la Providence me rendit par là un grand service, car très-probablement, j’aurais été gelé, et ne me serais réveillé que dans l’autre monde. »

Il se remit donc en marche, et laissant la ville d’Ei-tsiou sur la gauche, s’avança à grand’peine à travers les broussailles.