Page:Dallet - Histoire de l'Église de Corée, volume 1.djvu/466

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cet équipage. Les chevaux étaient bons, et les valets remplissaient bien leur office ; et toutefois la première journée se fit difficilement. Notre tournure était fort suspecte. Ce n’était pas un cortège de nobles, ni de roturiers ; mais surtout les chevaux étaient accoutrés d’une manière bizarre. Dès le second jour il fallut changer de système. Nous laissâmes les cinq litières, et les femmes, s’affublant de jupes sur la tête en guise de mantelets, durent aller à cheval. La tournure de notre caravane était devenue à peu près celle des gens ordinaires de la province, ou plutôt des montagnards, et toutefois, les passants et les aubergistes disaient toujours que nous étions de la capitale. Quelques-uns même répétaient avec un sourire méchant : « Voilà certainement des familles de chrétiens. » Nous craignions à chaque instant d’être reconnus et arrêtés.

« Après huit jours de marche très-pénible, nous arrivâmes enfin au but désiré. Nouvel embarras ! pas de maison, et aucune connaissance. Nous parvînmes à emprunter une masure pour loger tout le monde, et, cinq chevaux devenant embarrassants, je vendis de suite le mien pour nous procurer des vivres, et acheter une cabane où les jambes pouvaient à peine s’étendre. Nous devions renvoyer les deux chevaux d’emprunt ; mais, faute d’argent, il nous fallut les garder un mois, et leur nourriture consomma presque le prix d’un cheval. Toutefois, on parvint à les renvoyer, et, au retour, on amena la famille restée en arrière. Sans que nous le sussions, le temps de la culture passait, et l’hiver étant venu, les neiges s’accumulèrent et firent disparaître tous les chemins[1]. Dans les environs, aucune connaissance ; impossible même de communiquer avec nos voisins, et nous étions plus de quarante exposés à mourir de faim. Un cheval qui nous restait avait rongé et presque dévoré son énorme auge en bois ; les enfants criaient sans cesse, demandant à manger ; les grandes personnes elles-mêmes s’inquiétaient et s’impatientaient. Nous n’avions presque plus de provisions ; l’avenir se présentait chaque jour plus sombre, et nous succombions à la tentation de murmurer, de détester notre foi qui était la cause de ces épouvantables souffrances, de nous maudire nous-mêmes pour avoir cru en Dieu.

« Enfin, par un prodige de la miséricorde divine, nous sur-

  1. Dans la province de Kang-ouen, les neiges tombent avec une abondance effrayante. Non-seulement les routes sont interceptées, mais souvent on ne peut avoir de rapports entre maisons d’un même village. Ceux qui n’ont pas de provisions meurent de faim ; si l’on ne prenait de continuelles précautions, les habitations seraient ensevelies sous la neige, et on y périrait étouffé.