Page:Daire - Physiocrates.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus libre[1] ; il ne s’aperçoit pas qu’il est lui-même en contradiction avec lui-même. Qu’il reconnaisse donc ses extravagances ; qu’il apprenne à bien employer cette liberté, qui lui est si chère ; qu’il bannisse l’ignorance et les dérèglements, sources des maux qu’il se cause par l’usage de sa liberté. Il est de sa nature d’être libre et intelligent, quoiqu’il ne soit quelquefois ni l’un ni l’autre. Par l’usage aveugle et imprudent de sa li-

  1. Que signifient ces mots plus libre ? signifient-ils plus arbitraire c’est-à-dire plus indépendant des motifs qui agissent sur la volonté ? Non, car cette indépendance, si elle était entière, réduirait la volonté à l’état d’indifférence ; et dans cet état la liberté serait nulle : ce n’est donc pas dans ce sens que l’on peut dire plus libre. Ces mots peuvent encore moins se rapporter à l’état de volonté subjuguée par des motifs invincibles. Ces deux extrêmes sont les termes qui limitent l’étendue de l’usage naturel de la liberté.

    La liberté est une faculté relative à des motifs excitants et surmontables, qui se contrebalancent et s’entr’affaiblissent les uns les autres, et qui présentent des intérêts et des attraits opposés, que la raison plus ou moins éclairée, et plus ou moins préoccupée examine et apprécie. Cet état de délibération consiste dans plusieurs actes de l’exercice de la liberté, plus ou moins soutenus par l’attention de l’esprit. Mais pour avoir une idée encore plus exacte de la liberté, il ne faut pas confondre son état de délibération avec l’acte décisif de la volonté, qui est un acte simple, définitif, plus ou moins précipité, qui fait cesser tout exercice de la liberté, et qui n’est point un acte de la liberté, mais seulement une détermination absolue de la volonté, plus ou moins préparée pour le choix par l’exercice de la liberté.

    D’après ces observations familières à tout homme un peu attentif à l’usage de ses pensées, on peut demander à ceux qui nient la liberté, s’ils sont bien assurés de n’avoir jamais délibéré ? S’ils avouent qu’ils ont délibéré, on leur demandera pourquoi ils ont délibéré ? Et s’ils avouent que c’était pour choisir, ils reconnaîtront l’exercice d’une faculté intellectuelle entre les motifs et la décision. Alors on sera d’accord de part et d’autre sur la réalité de cette faculté ; et il deviendra inutile de disputer sur le nom.

    Mais, sous ce nom, ne réunissons pas des conditions contradictoires ; telles que la condition de pouvoir également acquiescer à tous les motifs actuels, et la condition de pouvoir également n’acquiescer à aucun ; conditions qui excluent toute raison de préférence, de choix et de décision. Car alors tout exercice, tout usage, en un mot, toutes les propriétés essentielles de la faculté même, qu’on appellerait liberté, n’existeraient pas ; ce nom ne signifierait qu’une abstraction inconcevable, comme celle du bâton sans deux bouts. Dépouiller la volonté de l’homme de toutes causes déterminantes, pour le rendre libre, c’est annuler la volonté, car tout acte de la volonté est de vouloir une chose, qui elle-même détermine la volonté à vouloir. Anéantir les motifs, c’est anéantir la liberté même, ou la faculté intellectuelle qui examine et apprécie les objets relatifs aux affections de la volonté…

    Ne nous arrêtons pas davantage à cette absurdité, et concluons en observant qu’il n’y a que l’homme sage qui s’occupe à perfectionner sa liberté ; les autres croient toujours être assez libres quand ils satisfont leurs désirs ; aussi ne sont-ils attentifs qu’à se procurer les moyens de multiplier les choix qui peuvent étendre, non pas leur liberté mais l’usage imprudent de leur liberté. Celui qui n’a qu’un mets pour son repas, n’a que le choix de le laisser ou de le manger, et d’en manger plus ou moins ; mais celui qui a vingt mets, a le pouvoir d’étendre l’exercice de sa liberté sur tous ces mets, de choisir ceux qu’il trouvera les meilleurs, et de manger plus ou moins de ceux qu’il aura choisis. C’est en ce sens que l’homme brut n’est occupé qu’à étendre toujours l’usage de sa liberté et à satisfaire ses passions avec aussi peu de discernement que de modération ; ce qui a forcé les hommes qui vivent en société, à établir eux-mêmes des lois pénales pour réprimer l’usage effréné de leur liberté. Alors ils étendent leur liberté par des motifs intéressants qui se contrebalancent et excitent l’attention, qui est pour ainsi dire l’organe actif de la liberté ou de la délibération. Ainsi la liberté ou délibération peut s’étendre par les motifs mêmes qui limitent l’usage précipité et imprudent de la liberté.