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La vie, que le possesseur croit uniquement attachée à sa garde, fait qu'il en défend la possession, comme il en userait à l'égard de sa propre personne si on venait pour l'assassiner. On se retranche à moins dépenser, qui est un rangrégement de mal qui augmente la misère, et par conséquent la rareté de l'argent.

On sait qu'alors les plus grandes violences, et mêmes les crimes, sont excusables ; on en use ainsi, et on croit le pouvoir faire innocemment dans ces temps fâcheux à l'égard de la garde de l'argent.

Dans un pays opulent par lui-même, il ne doit pas naturellement former plus de la millième partie des facultés, en lui supposant toute sa valeur ordinaire ; mais dans ce déconcertement, lui seul est et s'appelle richesse ; tout le reste n'est que de la poussière.

Il y avait peu de fausses divinités dans l'antiquité auxquelles on sacrifiât généralement toutes choses : on immolait aux unes des bêtes, aux autres des fruits et des liqueurs, et, dans le plus grand aveuglement, la vie de quelque malheureux. Mais l'argent en use bien plus tyranniquement ; on brûle continuellement à son autel non toutes ces denrées, dont il est en quelque manière rebuté, mais il lui faut des immeubles si l'on veut captiver sa bienveillance, encore faut-il que ce soit les plus spécieux, les plus grandes terres : les dignités, autrefois du plus grand prix, et même les contrées entières, ne lui sont pas trop bonnes ou plutôt ne font qu'aiguiser son appétit ; et pour les victimes d'hommes, jamais tous les fléaux, dans leur plus forte union et leur plus grande colère, n'en détruisirent un si grand nombre que cette idole d'argent s'en fait immoler. Car premièrement, ces marques de l'ire du ciel n'ont qu'une courte durée, après quoi un pays désolé se rétablit quelquefois mieux que jamais ; mais ce dieu dévorant ne s'attache jamais à son objet, comme le feu naturel, que pour le dévorer. Les premières matières redoublent son ardeur pour consumer le reste, et l'anéantissement de biens effroyables qu'il cause, incommodant les plus riches, fait que la quote-part de ce déchet sur les misérables est la suppression de leur nécessaire, dont qui que ce soit ne peut être privé sans le dépérissement entier du sujet, ce qui n'est que trop connu. Après cela les hommes ne sont-ils pas, sans comparaison, comme les bêtes, et surtout les chevaux ? Qui ferait travailler continuellement un cheval sans lui donner que le quart de sa nourriture nécessaire, n'en verrait-il pas incontinent la fin ? Or, des hommes à qui il faut une peine continuelle, et suer sang et eau pour subsister, sans autre aliment que du pain et de l'eau, au milieu d'un pays d'abondance, peuvent-ils espérer une longue vie, ou plutôt ne périssent-ils pas tous à la moitié de leur course, sans compter ceux que la misère de leurs parents empêche de sortir de l'enfance, étant comme étouffés au berceau, ce dieu ou ce vautour d'argent, les dévorant à tout âge et en toutes sortes d'états ?

Voilà la description, la cause et les effets de la misère, lorsqu'elle paraît dans un pays qui devrait être riche par la destination de la nature, et qui le serait même si on lui laissait achever son ouvrage comme elle 1'a commencé ; elle est même si bienfaisante, qu'elle est toujours disposée à réparer le désordre au moindre signe qu'on lui fera, mais ce ne peut être qu'en quittant le faux culte de ce métal son ennemi, ou pour mieux dire celui des hommes.

Il ne faut pas que l'esclave devienne le maître, ou plutôt le tyran et l'idole ; c'est à la nature qui produit ses faveurs à les départir, autrement elle prend son congé, ce qui ne diffère point d'un bouleversement général ; et les particuliers qui croient faire leur fortune, et la font même apparemment dans une déroute si universelle, en pêchant comme l'on dit en eau trouble, ne montent si haut qu'afin que leur chute les blesse davantage.

La nature qui les voit courir devant elle, sans faire semblant de les apercevoir, ne les oubliera pas à la fin dans sa vengeance ; le crédit qu'elle leur fait leur sera cher vendu, puisqu'ils ne seront jamais que des misérables, lorsqu'ils croiront pouvoir seuls être riches.