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Une journée qu'il a devant soi de moindre obligation de vendre, que le laboureur qui est poussé par l'impôt ou par le maître, fait qu'il se moque de ces raisons, et tout son chagrin est de n'avoir pas encore le grain à meilleur marché ; et il est assez sot pour en bénir Dieu, qui n'est point assurément auteur de cette situation, parce qu'il ne l'est jamais du mal, qu'il ne fait que permettre ; mais ce sont ceux qui lui procurent par ignorance une si fatale félicité.

Quoique cette erreur à l'égard des grains fût plus que suffisante pour déconcerter l'équilibre, unique conservateur du commerce et par conséquent de l'opulence publique, elle reçoit encore une grande aide dans les atteintes particulières que l'on donne tous les jours, singulièrement tant aux personnes qu'aux denrées, sur lesquelles les liqueurs en quelques pays en ont assurément pris plus que leur part, puisque c'est là, plus que partout ailleurs, où ces deux extrémités d'excès et de disette exercent plus violemment leur empire.

En sorte qu'une si grande combinaison de causes désolantes se rencontrant ensemble, bien que ce fût assez d'une seule pour ruiner tout un royaume, savoir tant à l'égard des grains et des liqueurs qu'autres denrées marquées, on ne doit pas s'étonner de voir habiter ensemble deux choses si contraires, c'est-à-dire une si grande abondance jointe à une si extrême misère.

Mais, comme si ce n'était pas assez pour tout abîmer, il en vient encore en surtaux une dernière, dictée en quelque façon par l'injustice même, puisque c'est une dérogeance continuelle à l'équité dans la répartition des impôts.

Un homme riche croit avoir tout gagné quand, au lieu d'en prendre sa part par rapport à son opulence, il en accable tout à fait un malheureux, bâtissant sa ruine entière sans s'en apercevoir. Il déclare par là qu'il prétend être seul habitant du monde, et unique possesseur des fonds et de l'argent ; ce qui le jette dans la même situation des premiers habitants de la terre, à proportion que cette conduite a un malheureux succès, et il possède tout sans pouvoir jouir de rien.

Il y a là-dessus une attention à faire, à laquelle presque qui que ce soit n'a jamais réfléchi, qui est que, l'opulence consistant dans le maintien de toutes les professions d'un royaume poli et magnifique, qui se soutiennent et se font marcher réciproquement comme les pièces d'une horloge ; toutes, à beaucoup près, ne sont pas dans la même assurance et à l'épreuve de semblables atteintes.

Celles qui sont accueillies de longue main, ainsi que les particuliers qui les exercent, ne se trouvent pas absolument déconcertées par la survenue de quelque orage, quand il n'est pas de la dernière violence.

Quelques-uns, et même plusieurs, trouvent dans le passé des ressources qui aident au présent et même à l'avenir ; mais il n'en va pas de même à beaucoup près, d'une infinité d'autres, c'est-à-dire des malheureux pour qui la misère, tenant continuellement le couteau à la gorge, s'empêcher de périr est tout ce qu'ils peuvent faire en travaillant nuit et jour : il n'y a continuellement qu'un filet de distance entre leur subsistance, même assez frugale, et leur destruction entière. Tout roule assez souvent sur un écu, lequel, par un renouvellement continuel, leur en produit pour l'ordinaire la consommation de cent pendant le cours de l'année. Que s'ils en sont privés par un coup inopiné, adieu les cent écus de consommation pour tout l'État ; ce qui se rencontrant en une infinité de sujets, on voit par là la perte qui en revient à la masse, laquelle seule, malgré l'erreur des riches, est ce qui leur doit procurer leur opulence au sou la livre du débit qui se fait, pendant que cet écu enlevé à un homme puissant n'aurait jamais été qu'un écu, tant à l'égard du particulier que de tout le corps de l'État.

On ne doit pas donc s'étonner que le pays où l'assemblage de tant de dérangements se rencontre, soit et paraisse misérable dans l'abondance de toutes choses, et qu'il soit comme un Tantale qui périt de soif au milieu des eaux.