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pourvu qu'ils ne la lui déclarent pas ; ce qui arrivant, quoique par une pure ignorance, elle ne tarde guère à punir la rébellion que l'on fait à ses deux lois, comme l'on n'en a que trop fait expérience.

Et cela est si vrai, que dans l'empire romain, où presque toute la terre connue ne reconnaissait qu'une domination, et où par conséquent cette diversité de souverainetés ne mettait aucun prince dans ce prétendu et fatal intérêt de se révolter contre les lois de la nature à l'égard des grains, la différence d'un sort contraire à celui tant de fois éprouvé dans l'Europe depuis ces derniers temps, que l'on n'a pas voulu s'en rapporter à elle, est attestée authentiquement par Sénèque le Philosophe dans ses écrits. Il marque en termes formels que jamais la nature de son temps quoiqu'il fût fort âgé, ni dans l'antiquité, dont il avait une parfaite connaissance, n'avait refusé, même dans sa plus grande colère, le nécessaire aux hommes pour leur subsistance : s'il avait vécu dans ces derniers temps, il n'aurait pas assurément parlé de la sorte.

Les peuples barbares, qui n'ont d'autres lois ni d'autres livres que cette même nature, que l'on a connus dans ces derniers siècles et que l'on découvre même tous les jours, sont encore une preuve vivante et aussi certaine de cette vérité. La nature, leur conductrice, ne leur fait pas, à la vérité, dans quelques particuliers, des repas aussi magnifiques ni aussi délicats que dans les pays polis et par conséquent rebelles ; mais en général il s'en faut beaucoup qu'elle leur en procure d'aussi mauvais, en sorte que, tout compensé, il y a à dire du tout au tout entre ces deux dispositions.

On s'est étendu sur cet article, parce que la dérogeance à cette loi, qui devrait être sacrée, est la première et la principale cause de la misère publique, attendu que l'observation en est plus ignorée.

L'équilibre entre toutes les denrées, unique conservateur de l'opulence générale, en reçoit les plus cruelles atteintes, en sorte que si on voit un royaume tout rempli de biens, pendant que les peuples en manquent tout à fait, il n'en faut point aller chercher la cause ailleurs : celui-ci périt parce que ses caves sont pleines de vin, et qu'il manque du reste ; cet autre se trouve dans la même disposition à l'égard de ses grains ; et enfin tout le reste vivant d'industrie, languit également, ne pouvant recouvrer de pain et des liqueurs par le fruit de son travail, dont le défaut jette également les possesseurs de ces mannes dans la même misère, de ne pouvoir en échanger une partie contre leurs autres besoins, comme des habits, des souliers et le reste.

Si on demande à chacun de ces particuliers la raison de leur misère, ils répondent tranquillement qu'ils ne peuvent rien vendre, à moins que ce ne soit à perte, ne prenant garde qu'ils ne sont dans cette malheureuse situation que parce qu'ils prétendent exiger cette règle des autres et ne la pas recevoir pour eux.

Un cordonnier veut vendre ses souliers quatre francs, si le prix a été une fois à ce taux ; il n'en démordra jamais d'un sou, à moins que ce ne soit pour faire banqueroute, et veut néanmoins avoir le blé du laboureur pour le prix que l'abondance, jointe à une défense de l'envoyer au dehors, le force de le donner, c'est-à-dire pour moins qu'il ne lui a coûté à faire venir, et ainsi de tous les autres ; sans que ce malheureux cordonnier prenne jamais garde qu'il se bâtit sa ruine, parce que ce laboureur est par là mis hors d'état de payer son maître, et celui-ci par conséquent hors de pouvoir d'acheter des souliers du cordonnier ; ainsi, en vue de deux ou trois sous par jour que ce dernier gagne sur le pain de sa famille, il se met à l'hôpital, lui et tous les siens.

Or, ce serait une pure extravagance de prétendre lui faire entendre raison là-dessus, en lui représentant que le prix de quatre francs avait été contracté par ces souliers, parce que les grains étaient à un taux proportionné, en sorte que l'un et l'autre des commerçants pouvaient trafiquer avec profit, mais que présentement l'un ayant baissé, il faut que l'autre en fasse de même.