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Voici comme la chose se passe, lorsque c'est le marchand, soit vendeur ou acheteur : on a dit que pour maintenir cet équilibre, unique conservateur de l'opulence générale, il faut qu'il y ait toujours une parité égale de ventes et d'achats, et une semblable obligation ou nécessité de faire l'un ou l'autre, sans quoi, tout est perdu. Or, du moment qu'un nombre considérable d'acheteurs ou de vendeurs sont mis dans la nécessité d'acheter moins ou de vendre plus vite, pour satisfaire à quelque demande inopinée, ou s'abstenir de dépenser par la même raison, voilà aussitôt la denrée à rebut, ou manque d'acheteurs, ou parce qu'il faut la jeter à la tête ; ce qui n'arrive jamais sans ruiner le marchand, parce qu'alors les gens avec qui on contracte, s'éjouissant du malheur de leur voisin, croient avoir gagné le jeu de s'enrichir de sa ruine, ne voyant pas, comme on a dit, que c'est leur propre tombeau qu'ils construisent. Et il suffit que cette destinée arrive à une partie pour empoisonner tout le reste, parce que cette parcelle de déconcertement est comme un levain contagieux qui corrompt toute la masse d'un État, par la solidarité d'intérêt que toutes choses ont les unes avec les autres, ainsi que l'on a montré.

Si c'est la denrée personnellement qui reçoive une atteinte particulière, et qui, étant donnée précédemment à un prix courant avec profit du marchand, ait besoin d'une hausse par celle qu'elle a reçue inopinément, comme d'un nouveau tribut, pour rendre le vendeur hors de perte ; et que l'acheteur toutefois n'en veuille point entendre parler, la nécessité de vendre où est le marchand, pour subsister journellement, l'oblige de sacrifier sa ruine future au temps courant. L'acheteur ne songe à rien moins qu'à faire réflexion que tout vendeur n'est que le commissionnaire de l'acheteur, et qu'il doit compter avec lui de clerc à maître, comme un facteur avec un négociant, lui allouant tous ses frais justement déboursés, et lui payant le prix de son travail ; autrement, plus de travail, et par conséquent plus de profit pour le maître.

Cette justice qui, étant de droit naturel, doit être observée dans le commerce singulier des moindres denrées, à faute de quoi elles se détruisent les unes les autres, est d'obligation indispensable dans le trafic des grains avec tout le reste, parce que donnant naissance à tous les besoins de la vie, en quelque nombre qu'ils soient, ils les jouent tous but à but ; mais il faut que ce soit à armes égales : autrement, par les raisons marquées, l'un a bientôt terrassé l'autre, ce qui est la mort incontinent de tous les deux, comme il n'est que trop connu, et que l'on a fait voir.

Cependant par un malheur effroyable, c'est où le déconcertement se rencontre le plus ordinaire, bien qu'il n'en soit pas dans cet article comme dans les autres qui se trouvent presque tous ouvrages de la main des hommes, et par conséquent plus sujets à leurs lois.

Mais dans celui-ci la nature y ayant la principale et presque l'unique part, la prévoyance et la sagesse pour en faire la dispensation est son unique affaire, et un ministère étranger ne s'en saurait mêler en nul endroit du monde sans tout gâter, comme l'on a déjà dit.

Elle aime également tous les hommes, et les veut pareillement sans distinction faire subsister. Or, comme dans cette manne de grains elle n'est pas toujours aussi libérale dans une contrée qu'elle l'est dans une autre, et qu'elle les donne avec profusion dans un pays et même dans un royaume, pendant qu'elle en prive un autre presque tout à fait, elle entend que par un secours mutuel il s'en fasse une compensation pour l'utilité réciproque ; et que par un mélange de ces deux extrémités de cherté extraordinaire ou d'avilissement de grains, il en résulte un tout qui forme l'opulence publique, qui n'est autre chose que le maintien de cet équilibre si essentiel, ou plutôt l'unique principe de la richesse, quoique très inconnu aux personnes qui n'ont que de la spéculation.

C'est sur quoi elle ne connaît ni différents États, ni divers souverains, ne s'embarrassant pas non plus s'ils sont amis ou ennemis, ni s'ils se font la guerre,