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ancêtres ; en un mot, elle a établi qu'il faut que chaque métier nourrisse son maître, ou qu'il doit fermer sa boutique, et s'en procurer un autre ; comme elle ne peut pas aimer les hommes moins qu'elle ne fait les bêtes, et qu'elle ne met point au monde une seule de ces dernières qu'elle ne l'assure de sa pitance en même temps elle agit pareillement à l'égard des hommes partout où l'on s'en rapporte à elle.

Ainsi, afin que ce dessein soit effectué, il est nécessaire que chacun, tant en vendant qu'en achetant, trouve également son compte, c'est-à-dire que le profit soit justement partagé entre l'une et l'autre de ces deux situations. Cependant on ne chicane tant, comme l'on voit dans toutes sortes de marchés avant que de les conclure, qu'afin de donner atteinte à cette règle de justice : chaque commerçant, soit en gros ou en détail, voudrait que le profit du marché, au lieu d'être partagé comme cela doit être, fût pour lui seul, en dût-il coûter tous les biens et même la vie à son compatriote. Car de songer que c'est la ruine d'un État, de même que si le trafic se faisait avec de faux poids ou de fausses mesures, c'est de quoi qui que ce soit ne s'embarrassa jamais l'esprit, quoiqu'on puisse fort bien appliquer la maxime de l'Évangile à cette conduite, qui porte que, de la même règle qu'on mesure les autres, on sera soi-même mesuré ; et qu'il arrive que parce qu'on a voulu avoir la denrée de son voisin à perte, on sera obligé de donner la sienne de la même façon, par les causes que l'on a marquées.

La nature donc, ou la Providence, peut seule faire observer cette justice, pourvu encore une fois que qui que ce soit autre ne s'en mêle ; et voici comme elle s'en acquitte. Elle établit d'abord une égale nécessité de vendre et d'acheter dans toutes sortes de trafics, de façon que le seul désir de profit soit l'âme de tous les marchés, tant dans le vendeur que dans l'acheteur ; et c'est à l'aide de cet équilibre ou de cette balance, que l'un et l'autre sont également forcés d'entendre raison, et de s'y soumettre.

La moindre dérogeance, sans qu'il importe dans lequel des deux, gâte aussitôt tout ; et pourvu que l'un s'en aperçoive, il fait aussitôt capituler l'autre, et le veut avoir à discrétion ; et s'il ne lui tire pas l'âme du corps, ce n'est pas manque de bonne volonté, puisqu'il ne tiendrait pas à lui qu'il n'en usât comme dans les villes pressées par un long siège, où l'on achète le pain cent fois le prix ordinaire, parce qu'il y va de la vie.

Tant, encore une fois, qu'on laisse faire la nature, on ne doit rien craindre de pareil ; aussi n'est-ce que parce qu'on la déconcerte, et qu'on dérange tous les jours ses opérations, que le malheur arrive.

On a dit, et on le répète encore, qu'afin que cette heureuse situation subsiste, il faut que toutes choses et toutes les denrées soient continuellement dans un équilibre, et conservent un prix de proportion par rapport entre elles et aux frais qu'il a fallu faire pour les établir. Or, on sait que du moment que ce qui est en équilibre, comme dans une balance, reçoit le moindre surcroît en un des côtés, incontinent l'autre est emporté aussi haut que s'il n'y avait rien du tout.

Il en arrive de même dans toutes sortes de commerces : c'est tout ce que peut faire une marchandise, que de se défendre de l'oppression de l'autre, quand même il n'arriverait aucun secours étranger à son ennemie ; mais, du moment que cela advient, comme il n'est que trop connu, on peut dire aussitôt que tout est perdu, tant celui qui profite du malheur d'autrui que le sujet qui le souffre.

On éprouve ce sort de deux manières, savoir quand le marchand, ou sa denrée, se trouve atteint de quelque coup violent et imprévu, ce qui est égal et produit le même effet.