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le plus tôt, en pensant se sauver réciproquement. Comme les biens ne viennent pas tout d'un coup, ainsi que leur jouissance, et que tout se fait par degrés, on peut dire qu'ils en usent de même dans leur décadence, s'en retournant pareillement par gradation.

Un homme qui allait autrefois tous les jours à la comédie dans le temps de son opulence, c'est-à-dire que ses fermiers, par la vente de leurs denrées aux comédiens mêmes, le payaient ponctuellement, y trouvant de la diminution par quelque cause violente, et telle qu'on a marquée ci-devant, savoir celles qui anéantissent cent fois autant de biens qu'elles font recevoir d'argent sur-le-champ à l'entrepreneur ; expérimentant, dis-je, ce déchet, se retranche à n'y aller plus que trois fois la semaine, pour compenser par la diminution de sa dépense celle qui lui arrive dans sa recette.

Le comédien, de son côté, qui est atteint du même mal, en fait tout autant de sa part, et s'il mangeait de la viande et même de la volaille tous les jours, il retranche pareillement son ordinaire, et se réduit à ne faire semblablement bonne chère que la moitié du temps ; par où, outre l'avilissement du prix des grains, le fermier de celui qui allait à la comédie, et qui est marchand de bestiaux, reçoit un surcroît de difficulté de payer son maître, et celui-ci de faire subsister le comédien ; et l'extravagance est de mettre ce déconcertement sur le compte du manque d'espèces, comme si l'on était au Pérou où, prenant naissance, elles sont le seul et unique principe de subsistance.

Et cette manœuvre continue jusqu'à ce qu'ils aient pris réciproquement tout à fait congé l'un de l'autre, ce qui est absolument la ruine d'un État, et d'un prince plus que de qui que ce soit, comme on l'expliquera dans le chapitre de l'intérêt des souverains.

C'est le même raisonnement de toutes les autres professions, qui ne sont toutes misérables que par la même conduite et les mêmes circonstances.

Mais ce qu'il y a de plus étonnant est que l'avilissement du prix des grains, qui tient certainement la première place dans la désolation publique, est regardé au contraire comme le conservateur de l'utilité générale.

L'on ne se croit pouvoir garantir des horreurs de la disette qu'en se jetant dans la situation tout opposée, qui n'est pas moins préjudiciable à un État, puisqu'il est constant que toutes les extrémités, ou plutôt tous les excès, sont également dommageables, quoique toujours diamétralement opposés.

En effet, vouloir que les grains soient à si bas prix qu'ils ne puissent atteindre aux frais de la culture ni faire payer le propriétaire, en sorte qu'il ne soit point en état de donner du travail aux ouvriers qui n'ont d'autre moyen de subsister, c'est comme si on bannissait l'entier usage des liqueurs, même pour faire revenir un homme d'une faiblesse, parce qu'on en a vu quantité qui en avaient tant pris qu'ils en avaient perdu la raison, et même assez souvent la vie.

Mais c'est assez parler des richesses, il faut venir présentement à la misère, quoique l'explication de l'une fasse le portrait de l'autre.