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différent et cependant oh combien semblables, tous affichant un programme de choix ; tous ayant leurs habitués. Et cependant, quel que soit celui où j’entre, à quelques rares et subtiles différences, partout la même atmosphère et les mêmes images. Une telle entreprise, aussi bien que les journaux, nivelle, use les angles, aide à créer un monde où règnent le mauvais goût, les conventions, l’amour facile, le luxe, la violence. Pauvres hommes qui se perdent dans le noir, comme pour cacher leurs hontes, et qui fixent des yeux, désespérément, l’écran ; qui rêvent devant ces images, qui à travers elles pensent recevoir la vie, rencontrer le bonheur qui ne les accompagne pas sur cette terre. Comme ils regardent tous !

Ce faisceau lumineux qui se déplace, qui vibre. Eh bien, des centaines de regards aussi se perdent dans la salle, ceux-là sans lumière, la cherchant comme des aveugles. Et non seulement leurs yeux grands ouverts. Ils font aussi le don de leur cœur, de leur liberté, de leurs rêves. Ils se laissent conduire vers l’aventure, et inconsciemment renouent avec leur enfance. On est enfin tout ce que le sort ne vous a pas laissé être dans cette garce de vie ; passionné, vainqueur, industriel, assassin. Tous ces désirs flottent. On les respire aussi bien que les odeurs d’haleine et de tabac. C’est une griserie collective, une mystique nouvelle. Et, selon les images qui se suivent sur l’écran, il y a des remous dans la salle des chuchotements, des murmures, des cris, comme lorsque souffle un grand vent sur la mer. Oh, celui-là est adroitement dispensé. Comme on trafique, comme on joue avec les cœurs purs, tout autant qu’un mercanti offrant aux nègres sa verroterie. L’affaire réussit toujours, car nous avons tous soif, non de beauté, d’idéal, mais tellement besoin de nous évader. Trois heures durant, coudes à coudes, pareillement anxieux, émerveillés, fascinés, nous sommes partis pour un voyage à travers des mondes imaginaires, oubliant que nous payons pour cette illusion et que nous retomberons dans notre boue. Miracle. La salle est pleine de ténèbres. Ah ! tant mieux, car son décor n’égale point nos rêves, mais il y a cet écran, léger, abstrait, sur lequel vient se fixer la réalité que dans le secret de nous-mêmes nous souhaitions vivre.