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REFUGES

par Eugène DABIT[1]


Ces cafés, ces restaurants, ces bistrots, aucun n’est pareil. Dans chaque, un décor nouveau qui témoigne du goût et de l’esprit de son propriétaire ; des habitués ; les signes de la prospérité ou de ceux de la décrépitude. On pousse la porte, on entre, et, avec cette tenace odeur de tabac, de bière qui fermente, des apéritifs sirupeux, des relents plus subtils et plus aigres, ceux des hommes attablés au comptoir, ceux des joueurs de cartes ou de billards. On pénètre dans un café comme dans un nouveau monde. Mes tribulations m’ont rendu si sensible à ces changements d’atmosphère. Je suis ici de passage, mais pour quelques-uns ce lieu est un paradis, la menthe y a la couleur des prairies, l’absinthe la couleur des rêves, et des hommes se sentent plus légers, échafaudent des projets d’avenirs, imaginent des départs, pensent saisir un jour la fortune. D’autres prophétisent ; ceux-ci s’amusent tout bonnement au billard ; et celui-là, le visage penché sur l’épaule d’une jeune femme, murmure quels aveux ? Ah ! il est vraiment trop simple de déclarer que ces lieux sont ceux de la déchéance. On n’y vient pas pour boire, ce n’est là qu’un prétexte, mais pour commencer à vivre quand on s’est débarrassé du travail et des besoins

  1. Ces notes sont extraites des Carnets de Dabit. Nous devons à l’obligeance de Madame Eugène Dabit de pouvoir rendre cet hommage à la mémoire d’un ami qui ne partageait certes pas toutes nos idées, mais dont l’inédit que nous publions aujourd’hui dit assez quelle était la richesse de cœur.