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grèves, de lutte, de privation, et cette prétendue « dernière guerre ». Vieillards que je rencontre, vous le savez, qui êtes des épaves, et, avec nos pères, témoignez de nos échecs, vous qui êtes nos lamentables monuments, nos martyrs, nos héros inconnus ; qui faites souvenir d’un conflit, d’une foi morte, et d’une pauvreté qui n’a pas changé. Vous vous dressez comme des symboles, et c’est par vous, qui êtes chair et sang à notre image, que je me dois de dire un dernier adieu à ce pays. Vieillards qui n’êtes pas âgés, mais qui portez sur vos épaules toutes nos misères ; qui avez des visages usés comme les trottoirs, souillés comme les murs ; des mains maladroites et cassées, auxquelles suppléent depuis longtemps des machines. Oh, vous, que nous avons tous croisés sur notre chemin. Vous êtes des vieux, et, lorsque vous ne demandez pas la charité, vous faites, comme on dit, de petits métiers. Dans les marchés, celui de la place des Fêtes, par exemple, où l’un de vous montre un visage rongé, une sorte de masque avec une fausse barbe et des lèvres de drap rouge ; celui de la rue du Télégraphe où une vendeuse de laurier et de thym, répète d’une voix morne : « Faites travailler l’aveugle ». Et il y a les vieux qui habitent les maisons croulantes de la rue de Romainville, qui vivent chichement, dont les plus alertes traînent de chantier en chantier, pour ramasser des morceaux de bois, de rue en rue pour chiffonner, et, lorsque viennent les beaux jours, s’en vont vers quelque terrain vague où pousse encore une herbe maigre, et là, entre leur chien et un voisin, lisent difficilement un journal jauni, ou regardent le ciel que traversent des hirondelles. Ma vieille tante ressemblait à cette femme que je rencontre presque chaque soir sur le quai du métro, gare de l’Est, où elle vend des journaux. Un cabas et la fatigue la tiennent courbée, elle va et vient en jetant sur chacun des regards suppliants. L’encre d’imprimerie tache ses mains, le mauvais air fait blêmir son visage. Elle s’assied, ferme les yeux une minute, respire péniblement ; et tout à coup s’éveille et tend ses journaux. Jusqu’à ce qu’arrive « le balai », c’est-à-dire, une heure du matin, et alors elle monte dans le dernier convoi, descend à la place des Fêtes et va dans le noir vers son logement de la rue du Jourdain,