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souviens. Il y avait des bastringues où l’on buvait un bon petit vin, pas cher ; je vidais mon verre, comme un homme. On se payait des cornets de frites et des assiettées de moules marinières. Je n’irai pas jusqu’à déclarer que c’était alors le bon temps. En ce qui me concerne, pourtant, ça me faisait l’effet d’un paradis merveilleux. On me donnait deux sous pour monter sur un manège comme on n’en voit plus que dans les recueils des photographes « d’art ». Un orgue de barbarie moulait des rengaines qui, tantôt me berçaient, tantôt m’exaltaient. J’aurais voulu ne plus descendre de cheval, et, jusqu’à l’âge de 10 ans, quelles scènes pour m’arracher de ma monture ! Enfin, mon père me disait : « Écoute, Eugène, on ira encore se promener ». Revoir les éventaires des brocanteurs, fouiller dans leurs bricoles, tripoter, désirer, pleurnicher parce qu’on opposait des refus à mes désirs, autant d’aventures, de joies et de tristesses qui me gonflaient le cœur.

N’allez pas imaginer que ce sont mes yeux d’enfant qui transformaient l’aspect du marché aux puces. Non, il était ainsi, charmant, cocasse, bonhomme, riche en surprises, installé en plein air sur ces fortifications verdoyantes et le long de l’avenue Michelet bordée de terrains vagues. C’était un lieu gentiment provincial, simplement banlieusard, où se voyaient encore des épaves de la guerre de 1870, de la Commune, des Expositions Universelles. On y admirait ce portrait de Mac-Mahon, de Sadi Carnot, de Félix Faure, qu’on ne trouve plus guère que dans nos plus lointaines campagnes. C’était une espèce d’oasis, une foire presque campagnarde, fréquentée par les gens des faubourgs qui ne venaient pas là poussés par le besogneux souci d’économiser vingt sous. On se sentait entre soi, dans son monde ; on avait confiance dans la vie, et, ma foi, dans nos maîtres. Et, par les beaux dimanches d’été, à se promener entre les jardins verts et les guinguettes, longtemps, on connaissait comme un avant-goût de ce que pouvaient être, pour certains, les vacances…


Ouvrons l’album de Pierre Vérité, et, du coup, nous faisons un bond à travers le temps. Toutes ces images que j’ai évoquées s’estompent encore ; les rires et les chansons