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Ma découverte d’Henri Barbusse


Je me souviens des plus petits détails de cette découverte. C’était durant l’hiver 1915-1916, si j’ai bonne mémoire. Je travaillais au Nord-Sud. Parmi les affiches collées sur les murs des stations, il y en avait une que je revois : des poilus, sur un fond de tranchée et de barbelés. C’était signé Houtot, un dessinateur dont on a vu longtemps dans la suite les platitudes. Et puis un titre, rouge : « Le Feu (Journal d’une escouade), par Henri Barbusse. » Je ne connaissais pas ce nom, ne lisais pas L’Œuvre, qui peut-être vous bourrait le crâne moins que les autres journaux.

Puis les mois passèrent. À mon tour de porter l’uniforme. C’était au cours de l’hiver 1916-1917, à Poitiers. Je faisais mon apprentissage de ce joli métier militaire, et en même temps certain apprentissage de la vie. Le soir venu, j’étais brisé, de corps et d’âme. Mes camarades allaient traîner sur la place d’Armes, à la recherche d’impossibles aventures amoureuses. Moi, je m’installais dans un petit bistrot glacé et désert, et je lisais. Le Feu. Comment avais-je entendu parler de ce livre, je ne me souviens plus. L’important était de l’avoir entre les mains. Je le lisais très lentement. Je descendais chaque fois un peu plus bas dans cet enfer, dans l’horreur, dans le désespoir. J’avais en moi, depuis mon arrivée au régiment, de la haine. Avec cette lecture, elle prenait déjà un sens. L’idée ne me venait pas que les scènes du Feu pussent être fausses, ou surchargées. Assez de récits oraux couraient, pour que je ne mette pas en doute ceux d’Henri Barbusse.

À cette époque, je ne savais voir clair dans mon émotion, m’en expliquer les raisons. J’étais un lecteur du Feu, simplement, comme des milliers d’autres. Cette lecture devait me marquer, m’éclairer. Quand je partis pour le front à mon tour, c’est avec Le Feu dans une musette (et L’Enfer, que je m’étais procuré, qui est aussi un genre de malheur, avant celui de la guerre).

Je prêtai Le Feu à des camarades. On ne me le rendit jamais. Pas par négligence. Feuillet par feuillet se décrochaient les pages dont chacun faisait sa nourriture.

E. DABIT[1]
  1. Paroles prononcées le 30 mai 1935 à la Maison de la Culture au cours d’un hommage à Henri Barbusse.