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Que ſi un Homme endormi, comme dit Locke, des Penſées qui ſe ſuccédent perpétuellement les unes-aux autres ſans le ſavoir, un Homme qui dort, & qui veille enſuite, n’eſt point le même. Il y a deux Perſonnes différentes en lui ; l’une, qui eſt peut-être toujours malheureuſe en veillant ; & l’autre, qui eſt toujours heureuſe en dormant : enſorte, qu’il ſe peut qu’un Porte-Faix, qui a vécu quatre-vingts Ans, ait été quarante Ans malheureux Porte-Faix en veillant, & quarante Ans heureux Gentilhomme en dormant ; ſans que jamais le Porte-Faix ait eu connoiſſance du Bonheur du Gentilhomme, & le Gentilhomme du Malheur du Porte-Faix. Mais, dira-t-on, les Hommes font des Songes, dont il ne ſe reſſouviennent point ; & l’Ame, pendant le Sommeil, a des Penſées que la Mémoire ne retient point. Dès que l’Ame a des Penſées, on s’en apperçoit. Les Songes, qui nous ſont ſenſibles, en ſont des Preuves évidentes : & il faut avoir bien de la Crédulité, pour ſe perſuader, que l’Ame, dans un Homme qu’on éveille, perde dans l’inſtant toutes les Notions qui lui étoient préſentes, en-ſorte qu’il n’en reſte pas la moindre Tra-