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tes, et parlons un peu de votre tragédie. Je suis charmé des corrections que vous y faites ; il faut qu’Olympie et Cassandre intéressent, et c’est là la grande affaire. À l’égard de la figure que fait Antigone au premier acte, pendant la bénédiction nuptiale de Cassandre et d’Olympie, je ne prétends point du tout qu’Antigone doive troubler cette bénédiction. Je suis trop bon chrétien pour exiger qu’on donne, dans l’église, des coups de pied dans le cul à un prêtre qui fait ses fonctions ; mais, pour s’épargner cette incartade, quand on n’est pas sûr de soi, il faut faire comme vous, mon cher maître, il faut ne point aller à l’église : et pourquoi Antigone y reste-t-il pour y faire une si sotte figure ? que ne se tient-il chez lui pendant ce temps-là ? il me paraît que sa présence et son silence le rendent en cette occasion un personnage de comédie. Tout cela soit dit, mon cher maître, sauf votre meilleur avis, comme de raison ; je suis aussi flatté de votre confiance que peu attaché à mes opinions.

Où en est l’édition de Corneille ? Il y a bien longtemps que nous n’avons reçu de vos notes. Au nom de Dieu, soyez sur vos gardes ; ayez raison autant qu’il vous plaira, mais soyez poli ; c’est où vos ennemis vous attendent ; ils vous déchireront pour peu que vous maltraitiez Corneille ; et quand vous n’y serez plus, il ne leur en coûtera rien pour dire que vous aviez raison : ne serez-vous pas bien avancé ?

Vous ne me dites rien du mémoire de M. de La Chalotais. C’est, à mon avis, un terrible livre contre les jésuites, d’autant plus qu’il est fait avec modération. C’est le seul ouvrage philosophique qui ait été fait jusqu’ici contre cette canaille. Il s’en faut bien que l’esprit de philosophie règne dans les parlements. Vous savez, sans doute, ce que le parlement de Toulouse vient de faire, en condamnant à la corde un pauvre ministre dont tout le crime était d’avoir fait, au désert, des baptêmes et des mariages ; et en faisant rouer vif un pauvre vieillard protestant de soixante et dix ans, accusé faussement d’avoir pendu son fils. Tous les inquisiteurs ne sont pas à Lisbonne.

Adieu, mon cher philosophe. Quel atroce et ridicule monde que ce meilleur des mondes possibles ! encore s’il n’était que ridicule sans être atroce, il n’y aurait que demi-mal ; les impertinences jésuitiques et médardiques et parlementaires seraient les menus plaisirs de la philosophie ; mais peut-on avoir le courage de rire, quand on voit tant d’hommes s’égorger pour les sottises des prêtres et pour celles des rois ? Tâchons, mon cher maître, de ne nous laisser égorger ni par personne ni pour personne. Je ne sais, mais cette année 1762 me paraît grosse de grands événements politiques et civils. Les bavards auront de