Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lieu d’encensoir pour les Pompignan et consorts ; pour ceux-là, ou ne demande qu’à rire à leurs dépens, et vous aurez le double plaisir de faire rire et d’avoir raison. Il est vrai que si la guerre continue, je crois que Pompignan même ne fera plus rire personne. Pour moi, je rirai le plus longtemps que je pourrai, et je vous aimerai plus longtemps encore. Adieu, mon cher philosophe.


Paris, 31 octobre 1761.


Je suis, mon cher et illustre maître, un peu inquiet de votre santé ; il faut qu’elle ne soit pas si bonne que l’année passée. Il y a un an que vous vouliez, disiez-vous, ne faire que rire de tout pour vous bien porter ; aujourd’hui vous voulez vous fâcher, et c’est contre Moïse de Montauban ! voilà un plaisant objet pour vous échauffer la bile ! Eh, pardieu, laissez-le devenir historiographe, instituteur, correcteur, éberneur des enfants de France, et tout ce qu’il voudra ; et soyez, vous, mais toujours en riant, l’historiographe de ses sottises, l’instituteur de votre nation, et le correcteur des fanatiques.

Je vous remercie de ce que vous m’envoyez de la part de la bonne âme de Montauban ; je l’ai lu avec plaisir, et j’en ferai part aux bonnes âmes de Paris. Je crois cependant que cela aurait encore été plus utile, si la bonne âme de Montauban n’avait voulu que rire, et n’avait point voulu se fâcher. Vous voyez, mon cher philosophe, combien j’ai profité de vos leçons ; autrefois tout me donnait de l’humeur, depuis la comédie des Philosophes jusqu’au mémoire de Pompignan ; aujourd’hui je verrais Moïse de Montauban premier ministre, et Aaron grand aumônier, que je crois que j’en rirais encore. Je me fierais à la Providence qui, à la vérité, ne gouverne pas trop bien ce meilleur des mondes possibles, mais qui pourtant fait parfois des actes de justice. Qui aurait dit, par exemple, il y a dix ans, aux jésuites, que ces bons pères, qui aiment tant à brûler les autres, verraient bientôt venir leur tour, et que ce serait le Portugal, c’est-à-dire le pays le plus fanatique et le plus ignorant de l’Europe, qui jetterait le premier jésuite au feu ? Ce qu’il y a de très plaisant, c’est que cette aventure commence à réconcilier les jansénistes avec l’inquisition qu’ils haïssaient jusqu’ici mortellement. En vérité, disent-ils, cet établissement a du bon ; les affaires y sont jugées avec beaucoup plus de maturité et de justice qu’on ne croit en France, et il faut avouer que ce tribunal-là fait fort bien en Portugal. Ils ont imprimé que Malagrida se souvenait encore, dans l’oisiveté de la prison, de