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Paris, 6 mai 1760.


Mon cher et grand philosophe, je satisfais, autant qu’il est en moi, aux questions que vous me faites. La pièce contre les philosophes a été jouée vendredi pour la première fois, et hier pour la troisième, et jusqu’ici avec beaucoup d’affluence. On dit, car je ne l’ai point vue et ne la verrai point, qu’elle n’est pas mal écrite, surtout dans le premier acte ; que du reste il n’y a ni conduite ni invention. Nous n’y sommes attaqués personnellement ni l’un ni l’autre. Les seuls maltraités sont Helvétius, Diderot, Rousseau, Duclos, madame Geoffrin et mademoiselle Clairon, qui a tonné contre cette infamie. Il me paraît en général que les honnêtes gens en sont indignés. Jusqu’à présent la pièce n’a été applaudie que par des gens payés, presque tous les billets de parterre ayant été donnés. Le premier jour, entre autres, il y en avait quatre cent cinquante de donnés, et malgré cela le peu de spectateurs libres qui restaient, furent révoltés au point qu’à la seconde représentation on a été obligé de retrancher plus de cinquante vers. Le but de cette pièce est de représenter les philosophes, non comme des gens ridicules, mais comme des gens de sac et de corde, sans principes et sans mœurs ; et c’est M. Palissot, maquereau de sa femme et banqueroutier, qui leur fait cette leçon.

Les protecteurs femelles (déclarés) de cette pièce sont mesdames de Villeroi, de Robeck et du Deffant, votre amie et ci-devant la mienne. Ainsi la pièce a pour elle des putains en fonction et des putains honoraires ; en hommes, il n’y a jusqu’ici de protecteur déclaré que maître Aliboron dit Fréron, de l’académie d’Angers ; mais il n’est certainement que sous-protecteur, et l’atrocité de la pièce est telle qu’elle ne peut avoir été jouée sans protecteurs puissants. On en nomme plusieurs qui tous la désavouent. Les seuls qui soient un peu plus francs, sont messieurs les gens du roi, Séguier et Joly de Fleuri, auteurs de ce beau réquisitoire contre l’Encyclopédie. M. Séguier a dit, en plein foyer, qu’il avait lu la pièce, et qu’il n’y avait rien trouvé de répréhensible. Voilà, mon cher philosophe, ce que je sais sur ce sujet. Vous êtes indigné, dites-vous, que les philosophes se laissent égorger : vous en parlez bien à votre aise ; et que voulez-vous qu’ils fassent ? écriront-ils contre Palissot ? en vaut-il la peine ? contre des femmes, contre des gens puissants et inconnus qui protègent la pièce et qui le nient ? C’est à vous, mon cher maître, qui êtes à la tête des lettres, qui avez si bien mérité de la philosophie, et sur qui la pièce tombe plus peut-être que sur personne ; c’est à vous, qui n’avez rien à