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tendre attachement que nous avions l’un et l’autre pour M. le marquis de Mora[1]. C’est à nous-mêmes à vous remercier, monsieur, de vouloir bien attacher quelque prix au sentiment le plus juste qui fût jamais, pour l’incomparable ami que nous avons eu le malheur de perdre. Toutes les fois que notre nom pourra revenir à votre mémoire, nous vous prions d’être bien persuadé qu’au moment où vous penserez à nous, nous partageons amèrement votre douleur, et que nos cœurs répondent au vôtre. Mais si ce cœur paternel pouvait recevoir quelque soulagement à ses maux, si quelque chose, monsieur, pouvait adoucir votre affliction profonde, ce serait le regret universel que donnent à la mémoire de monsieur votre fils tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître. La voix publique fait son éloge funèbre : mais que cet éloge est touchant de la part de tous ceux qui, comme mademoiselle de L’Espinasse et moi, ont pu jouir à fond de son âme, qui en ont vu toute la sensibilité, toute la délicatesse, toute l’élévation ; qui ont connu la solidité, la justesse les grâces de son esprit ; qui ont été étonnés de la variété et de l’étendue de ses connaissances, et plus étonnés encore de la modestie avec laquelle il les cachait, ou plutôt de la simplicité aimable et naïve qui ne cherchait jamais à s’en parer ! Quelle perte pour l’Espagne, monsieur, que celle d’un homme si supérieur et si vertueux ! que de lumières il y aurait répandues, et que de grands exemples il y aurait donnés ! quelle perte pour vous, dont il eût été la consolation, dont il retraçait les vertus par les siennes, et qu’il chérissait avec la plus vive tendresse ! quelle perte pour sa famille, dont il était aimé et respecté, et dont il eût été le conseil, l’exemple et l’appui ! quelle perte enfin pour moi, qu’il honorait de son amitié et de ses bontés, et qui conserverai jusqu’au tombeau le plus cher et le plus douloureux souvenir de la plus parfaite créature que j’aie jamais connue ! Les sentiments dont il a bien voulu me donner tant de preuves, sont à mes yeux la récompense la plus flatteuse du peu de bonnes qualités qu’il a cru voir en moi ; elles me sont précieuses, puisqu’elles m’ont valu l’honneur et la douceur d’avoir un tel ami : son esprit donnait au mien une énergie qu’il n’aura plus ; mais je me souviendrai éternellement des instants chers à mon cœur, où cette âme si pure, si noble, si forte et si douce, aimait à se répandre dans la mienne. Depuis

  1. Fils aîné de M. le comte de Fuentes, mort au mois de mai 1774. Il était tel qu’on le peint dans cette lettre. L’auteur a cru qu’on lui pardonnerait de rendre publique cette expression de ses sentiments pour un des hommes les plus estimables qu’il ait connus, et pour un ami dont il révère et chérit la mémoire.