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À LA MÊME.


Madame, vous outrez les caractères. On ne voit qu’un très-petit nombre de femmes se dépouiller d’une modestie qui semble née avec elles : ce n’est même que par des chutes répétées que quelques-unes viennent à bout de détruire en elles ce précieux instinct. Celles-là, madame, ne méritent plus d’être comptées parmi le sexe ; elles en ont abjuré toutes les vertus, et disputent d’impudence avec les plus effrontés du nôtre.

Je suis avec le plus profond respect, madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

D’Alembert.
Bouquéron, ce 24 juin 1743.


À Mme . La Marquise DE CHATEL***.


Madame, le premier mouvement que nous sentons pour une personne vertueuse, fait que nous lui souhaitons du bien ; mais son impression n’est pas encore assez forte pour nous faire partager ses maux ; et il faut presque toujours deux passions pour nous convaincre d’un tendre amour, la joie de voir l’objet aimé, et la douleur de ne le voir plus. Mais l’amitié d’un jeune fat, faux bel esprit, est aussi faible que le roseau ; il ne peut estimer personne, parce qu’il croit devoir à son propre mérite tout l’encens de son esprit : c’est la cruelle alternative dans laquelle je me trouve aujourd’hui. M. le marquis d’A** m’accorde la sienne ; mais il m’en fait trop sentir le prix. Il est toujours prêt à abuser du mauvais état de ma fortune et des connaissances littéraires qu’il me voit acquérir. Cette persuasion ne produit en lui que de secrètes jalousies et d’inutiles confusions. Toutes les preuves d’amitié qu’il me donne ne tendent qu’à trouver dans ma tendresse la dupe de sa vanité. Madame, il est bien malheureux d’être forcé d’invoquer une âme étroite et pusillanime. Oui, désormais quand je demanderai un ami, je veux un homme dont la vie me devienne si chère, que je sois toujours prêt d’exposer la mienne pour la conserver généreusement ; je veux un homme dont l’exil me bannisse aussi bien que lui, qui puisse disposer de moi comme d’un bien qui lui est propre, qui fasse avec moi communauté de fortune aussi bien que de sentiment, et qui croie m’obliger extrêmement lorsqu’il me fera partager les disgrâces de sa faute ou de son malheur :