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comme s’il était question de Turenne ou de Newton. Pour les Bissy et compagnie, je crois que c’est comme Grands et comme Mécènes qu’ils m’en veulent ; quoi qu’on pût, comme vous dites fort bien, leur disputer ces titres. On dit que le comte de Bissy a pris pour lui la fin du troisième alinéa de l’éloge de l’abbé Mallet[1] ; cela ne le regarde pas plus qu’un autre, mais il est vrai que cela lui convient assez. Vous voyez, madame, qu’il n’y a qu’heur et malheur. Vous me savez bon gré d’avoir évité la satire dans mon ouvrage, et on me regarde ici comme le plus satirique de tous les écrivains. Vis-à-vis de moi-même, je n’ai rien à me reprocher ; et vivant retiré sans voir personne, que m’importent tous les discours qu’on tient ? Mon ouvrage est public ; il s’est un peu vendu : les frais de l’impression sont retirés, les éloges ou les critiques et l’argent viendront quand ils voudront. J’ai fait avec mes libraires un assez plat marché ; c’est qu’ils feront les frais, et que nous partagerons le profit. Je n’ai encore rien touché. Je vous manderai ce que je gagnerai : il n’y a pas d’apparence que cela se monte fort haut ; il n’y a pas d’apparence non plus que je continue à travailler dans ce genre. Je ferai de la géométrie et je lirai Tacite. Il me semble qu’on a grande envie que je me taise, et en vérité je ne demande pas mieux. Quand ma très petite fortune ne suffira plus à ma subsistance, je me retirerai dans quelque endroit où je puisse vivre et mourir à bon marché. Adieu, madame ; estimez, comme moi, les hommes ce qu’ils valent, et il ne vous manquera rien pour être heureuse.

P. S. On dit Voltaire raccommodé avec le roi de Prusse, et Maupertuis retombé. Ma foi, les hommes sont bien fous, à commencer par les sages.


À LA MÊME.


Paris, 4 décembre 1752.


Je serais bien fâché, madame, que vous crussiez m’avoir perdu ; mais, malgré toute l’envie que j’ai de vous écrire souvent, il ne m’a pas été possible, depuis deux mois, de satisfaire ce désir aussi souvent que je l’aurais voulu. J’ai été fort occupé à différents ouvrages. J’ai achevé une grande diablerie de géométrie sur le système du monde, à laquelle il ne manque plus que la préface ; j’ai des articles de mathématique étendus et raisonnés pour l’Encyclopédie ; j’ai répondu à un homme qui avait attaqué mes Éléments de Musique, et ma réponse est sous presse ; mais cela

  1. Voyez tome 3, page 476.